JUDO : Butokukaï et Kodokan,

une question d’histoire, de tradition et de filiation ...

La réponse qu’avait faite Sensei Habersetzer à un courrier émanant de Monsieur Jean Gérard Guarino, Vice-Président du Comité Départemental de Judo des Alpes Maritimes, lui demandant son éclairage de spécialiste des Budo sur les filiations entre organismes japonais de l’ancien Judo et les fédérations actuelles qui s’en disent héritières, vient de paraître dans " Encre de Shin " de janvier 2005, une publication du Conseil des Ceintures Noires des Alpes Maritimes. Elle intéressera tous ceux qui se sentent concernés par l’aspect culturel et moral des arts martiaux japonais.

Monsieur,

Merci pour votre courrier, auquel je vais essayer de répondre avec le regard d'un pratiquant qui a fait en 1956, avec le Judo, la découverte d'un monde qu'il continue de trouver passionnant…

Il est certain qu'à la fin du XIXe siècle, le regard du Butokukai de Kyoto (créé en 1895, soit 13 ans après le Kodokan de Tokyo) sur les pratiques martiales sauvées de l'oubli, malgré la volonté affichée de modernité à tout prix de la période japonaise Meiji (1868-1912), était à la fois martial, largement encouragé en cela par le pouvoir lui-même qui doubla l'institution d'une école militaire (Budo Semmon Gako), et traditionaliste dans son respect affiché des valeurs du Bushido. On sait également que les deux institutions phares du Judo de ce temps, Butokukai et Kodokan, furent rivales, et que leurs champions respectifs s'affrontèrent souvent. Sans vouloir me permettre un jugement péremptoire, il me semble que ces deux institutions avaient en cette époque héroïque du Judo quelque chose en commun, à savoir une éthique (un cadre de pratique posant le respect de valeurs fortes, sur lesquelles il n'était pas question de transiger) ainsi que la volonté de proposer à la jeunesse nippone une voie de l'effort pour le développement aussi bien personnel que pour celui de la nation toute entière. Une nuance peut sans doute être trouvée au niveau de la manière alors proposée pour s'y prendre… En effet, plus proches du contexte militariste de la fin de l'ère Meiji, les experts d'arts martiaux enseignant au Butokukai représentaient la ligne pure et dure de techniques guerrières venues en droite ligne des styles et écoles traditionnelles (Ryu, Ha). Mais avec, aussi, ce qu'elles sous-entendaient de valeurs et critères traditionnels, tels qu'ils étaient en usage dans une société japonaise jusque là encore dans son Moyen Âge. L'idée du fondateur Jigoro Kano fut au contraire, et dès le début, de faire évoluer la technique guerrière en sport praticable sans danger pour tous (d'où le passage du Ju-Jutsu au Judo), avec un objectif résolument moderne (et tout à fait conforme à l'air, japonais, de ce temps). Je ne vous apprends rien. Il est donc juste de dire que son Judo se voulait un " sport d'origine martiale ", dont les critères ont, depuis, largement séduit dans le monde entier. Mais il est juste aussi de rappeler que le père du Judo sportif a tout fait pour que la pratique soit toujours accompagnée d'un " esprit de la pratique ", une notion qui recouvre le maintien et la transmission des valeurs des arts du Budo traditionnel (et il rejoint là l'optique du Butokukai). Seulement…a-t-il été bien entendu pour cette partie de son message ? Et qu'en est-il aujourd'hui ? La théorie de Jigoro Kano, séduisante, est souvent contredite par la réalité de terrain…Mais l'intention originelle du fondateur y était, sans aucun doute. Eternel débat entre force de la Tradition et nécessité de faire évoluer cette Tradition dans une société sans cesse nouvelle.

Deux des maîtres qui ont le plus contribué au développement du Judo en France, Kawaishi Mikinosuke et Awazu Shozo, ont été formés par le Butokukai. D'autres sont venus par la suite, mandatés par le Kodokan. Que représente aujourd'hui encore la trace laissée par tous ces pionniers, bien diluée dans un monde où la pratique sportive justifie en soi tout, ou presque… ? Je ne me permettrais pas de juger qui aujourd'hui, des deux grands mouvements héritiers du Butokukai ou du Kodokan, de la Fédération Française de Judo ou du Collège des Ceintures Noires, par experts interposés (en général tous de grande valeur et dont la passion du Judo ne saurait être mise en doute), est le mieux à même de revendiquer l'héritage historique et moral des temps anciens. Tout de même… lorsqu'on se rappelle la démarche enthousiasmante des pionniers du Collège, dont la passion communicative atteignait même ce petit Dojo perdu au fond d'une province et où je fis alors moi-même mes débuts en Judo, lorsqu'on se rappelle l'impulsion que les anciens de cette trempe avaient tenté de donner au Judo martial (et dont le message était pourtant si humaniste), et que je les compare à la " densité " de nombre de judokas simplement " sportifs ", on est en droit de se poser des questions… Mais aussi …Kano lui-même n'avait-il pas tant milité pour l'admission de son Judo aux JO ?...C'est fait, depuis. Avec le succès et l'efficacité que l'on sait. Au prix des dérives que l'on sait. Pouvait-on y réussir autrement ? Comment aurait-on pu faire passer plus intégralement le message des anciens ? Par quel canal ? Le " traditionnel ", sans doute plus présent dans l'esprit du Butokukai, ou le " sportif ", davantage dans la vocation initiale même du Kodokan?

La vraie question, récurrente, revient : " Judo de masse " ou " Judo de qualité "… ? C'est bien l'éternelle question à laquelle sont confrontés aujourd'hui nombre de ces arts martiaux que nous pratiquons et aimons … Il n'y a qu'à voir ce qu'est devenu en 40 ans le Karaté " sportif ", contre les méfaits duquel je ne cesse d'alerter … Personne ne peut contrôler les effets de la vulgarisation à outrance, un choix qui a été fait par de nombreux responsables. Avec une responsabilité qui leur appartient aujourd'hui, même s'ils n'en ont pas toujours bien conscience. Quid, alors, de l' " éducation martiale " (Bu-iku), de l' " éducation du mental " (Seishin-kyoiku), si chères aux anciens ? De cette " Voie de l'Homme " que devrait rester, d'abord, tout art martial ? Tout le vrai sens d'une pratique, qui pourrait donner à notre jeunesse en particulier tous ces repères qui lui manquent et que, pourtant, de tant de manières, elle nous demande si instamment … Je crains que les choses ne soient, depuis longtemps, devenues irréversibles. Et, comme tant d'autres, je ne peux que le regretter. Et rappeler aussi, si je puis me le permettre ici, qu'en ce qui me concerne ce n'est pas faute de l'avoir dit ni écrit depuis fort longtemps. Mais, bien entendu, tout cela n'engage que moi …

Souhaitant que cette petite réflexion contribue à éclairer un débat qui n'est pas prêt de finir, à mesure que l'on s'éloigne de l'image d'un Judo (comme de tout art martial) idéal, et idéalisé, je vous prie de croire, Monsieur, à l'expression de mes meilleures salutations Budo.

Roland Habersetzer
Président du " Centre de Recherche Budo "
Directeur de l'Institut Tengu
8e Dan de Karatedo
(Saint-Nabor, le 2 octobre 2004)

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