Lorsque l’on évoque le
mot « Budo », quelques images viennent à l’esprit de
nombreux pratiquants, alors que sa définition même leur paraît souvent
moins évidente. D’abord l’image d’une technique
« martiale », venue du Japon, pratiquée dans certains lieux
et dans une certaine tenue vestimentaire…Puis aussi, parfois, la
perception, mais déjà plus floue pour les plus nombreux, d’une
pratique rituelle à connotation spirituelle, philosophique, voire
religieuse, dépassant le niveau du simple « sport de
combat ». Cela fait déjà, comme on dit, « de quoi boire et
manger » pour tous, et assez pour diviser ces pratiquants en les
faisant camper sur des positions souvent à la limite du sectarisme (type
d’art martial pratiqué, style, école, expert ou groupement suivi,
objectifs,…) et des accusations d’iconoclastie par les uns ou les
autres. Pourtant, tous les Budo projettent (ou devraient projeter, en tout
cas) une image commune très puissante, souvent occultée par ignorance ou
par souci de querelles superficielles qui accaparent toute l’attention.
Il s’agit de celle d’une pratique censée donner à celui ou à celle
qui s’y adonne des traits de caractère venus en droite ligne de l’époque
des Samouraï et de leur code d’honneur «Bushido» (*) : ainsi, sens de
l’engagement, du devoir (Giri), sens du respect (Chugi), esprit de l’étiquette
(Reigi), esprit de détermination (Shiki), droiture (Makoto),
générosité (Ansha), courage (Yu), humanité (Ninyo), magnanimité (Doryo),
attitude juste (Shisei), ou droite (Gishi), authenticité (Honto),… une
longue liste de valeurs, de règles d’existence, et de coexistence, qui
pourraient utilement rythmer le quotidien des hommes d’aujourd’hui
comme ce fut le cas, dit-on, des meilleurs d’entre eux autrefois. Il s’agit
d’un ensemble, que l’on simplifier en ramenant le tout à une
« attitude » (Shisei) juste, elle-même à la base d’un «
comportement » (Seiki) juste. Ces deux concepts imprègnent le (ou
les) Budo, quelle que soit sa forme particulière de pratique. Il s’agit
en réalité de son essence, de « l’esprit de la
technique ». Cette « colonne vertébrale » (Ryugi :
la ligne fondamentale, l’éthique d’un Ryu-ha, la déontologie d’une
école) d’une pratique au Dojo comme dans la vie quotidienne, et aussi
bien dans les choses courantes que dans des circonstances qui peuvent
devenir exceptionnelles, est l’axe autour duquel doit tourner un art
« martial » vécu dans sa pleine dimension. Ce Ryugi vient
systématiquement en toile de fond des volets mentaux, physiques et
techniques qui constituent la pratique « externe » (Karate-do,
Ko-budo) de ma propre Voie Tengu (Tengu-no-michi). Et qui peut se résumer
dans la formule : SAVOIR ce que l’on VEUT, s’y tenir (… !)
puis se donner les moyens de POUVOIR FAIRE… Il s’agit bien là d’une
attitude (intérieure), pour un comportement (extérieur)….L’idée
contenue dans cette formule mérite d’être correctement comprise. Au
Dojo, cela veux dire « donner un sens à sa technique », pour,
partout et en toutes circonstances, « assumer le choix de son
comportement ».
L’ancien, pour le moderne …
Je ne connais des
conceptions qui ont régi la société japonaise traditionnelle, au cours
d’un long Moyen-Âge qui ne s’est terminé qu’en 1868, que ce que j’ai
pu (mais abondamment) lire dans des livres depuis fort longtemps, ou voir
dans des films, ou encore comprendre auprès de Japonais contemporains
(pas toujours maîtres d’arts martiaux), rencontrés ici ou là-bas. Je
n’ai pas été Samouraï dans une vie antérieure (!), et n’ai jamais
été atteint non plus par ce syndrome pernicieux évoqué par Malcom Tiki
Shewan (**)…Et je n’ai jamais eu envie de réaliser sur moi-même un
simple « copier-coller » de ce que fut le statut d’antan d’un
autre, ce dernier fut-il hautement estimable. Etant d’une autre culture,
je ne veux (et, profondément, ne peux…) emprunter à une autre que ce
qui me paraît intéressant et assimilable dans la mienne. Parce qu’il n’a
jamais été question pour moi de renier cette culture, dans laquelle je
suis né et vais mourir. Décalquer serait évidemment une erreur…une
perte d’identité. Car la Voie du Budo, c’est bien trouver et vivre sa
propre identité… ? C’est bien le sens de la
progression « Shu-Ha-Li » (*)? Nous sommes bien là dans
la trace même de la Tradition, non ? L’enfant doit apprendre pour
devenir adulte et transmettre ce qui aidera un autre enfant à devenir
adulte à son tour. La Tradition ne dit rien d’autre. Pourtant c’est
de cette même Tradition que l’on se réclame si souvent pour justifier
la stagnation dans des formes de pratique trop souvent confuses,
partielles, ou franchement obsolètes, et qui se révèlent souvent des
impasses lorsque l’on veut y trouver, vraiment, une « Voie de l’Homme ».
Après 49 ans de pratique et de passion, pour le Karate-do en particulier,
j’essaie encore de démêler les fils soigneusement noués par l’érosion
de l’Histoire, par l’ignorance, par la bêtise ou, pire, par la
roublardise des hommes qui tentent, apparemment avec succès, de tirer
profit du brouillard dans lequel se perd désormais le monde dit Budo.
Ceci pour dire que si
certains concepts, valeurs, repères dont nous avons tous besoin, peuvent
être davantage présents dans ce qui reste du Budo traditionnel (encore
que, concernant le Budo dans le Japon contemporain, j’ai plus qu’un
doute… : vous a-t-on parlé des
« changements » rapides dans la jeune société japonais,
et d’un certain vent de panique soufflant sur tout le tissu social du
pays du « Soleil Levant »?), il est également juste de penser
qu’elles peuvent se retrouver aussi dans les expressions contemporaines
de ces anciennes pratiques martiales. A condition toutefois de songer à
les adapter à un contexte social qui est, ici, aujourd’hui, forcément
différent de ce qu’il a été là-bas il y a des siècles. En fait, à
condition d’avoir le courage de faire comme fit autrefois le
Japon : prendre de l’étranger (il s’agissait de la technologie
occidentale, à l’ère Meiji) tout en gardant son âme propre. Il y a
aura donc aussi dans l’idée que je me fais de l’attitude qu’il
convient d’avoir, dans une pratique martiale contemporaine comme dans la
vie quotidienne, plus que des réminiscences de valeurs propres à notre
Tradition occidentale. Je n’ai retenu dans cette synthèse que ce que je
pense essentiel à défendre et à transmettre d’ici et de là-bas.
Cette disposition d’esprit, et cette volonté, ont du coup fait évoluer
ma pratique depuis longtemps, en lui donnant un nouveau contour.
Bu-iku : une
éducation martiale, pour une ligne de conduite et un principe d’action
dans le « monde réel »
Il y a dans les techniques
martiales dont nous avons héritées, une direction d’action qui a bien
failli basculer dans l’oubli à peu près dès le moment où le Japon
entra furieusement dans la modernité, fin du XIXe et début du XXe
siècle. Celle d’une gestuelle martiale utile à la fois sur le champ de
bataille et comme support d’une véritable éducation. Autrefois en
effet, l’éducation martiale (Bu-iku) du jeune guerrier japonais était
orientée vers l’acquisition d’un comportement conforme au cadre d’une
société féodale vivant une époque troublée. Or, avec l’apparition
à la fin du XIXè siècle d’un état moderne (avec, notamment, une
armée équipée à l’occidentale) et d’une société qui se voulait
plus égalitaire, le Japon pouvait certes se passer de l’ancienne
technique guerrière mais toujours pas des valeurs humaines qui en avaient
fait la force. C’est qu’il avait à nouveau besoin de supports
éducatifs à destination d’une nouvelle jeunesse, ferment d’une
nouvelle société libérée des nécessités dues aux guerres civiles
incessantes mais désormais confrontée aux réalités du monde. L’ancienne
gestuelle martiale pouvait encore jouer ce rôle, même détachée d’un
contexte dépassé… L’idée fut notamment chère aux pionniers que
furent au début du XXème siècle Kano Jigoro (Judo), Itosu Ankoh,
Funakoshi Gichin, Mabuni Kenwa, Miyagi Chojun (Karatedo), parmi les plus
connus, dont tant de pratiquants se recommandent aujourd’hui en faisant
allègrement fi de ce que ces maîtres voulaient réellement transmettre
au cours d’une vie consacrée à leur engagement…Pour ces pères du
Judo et du Karaté actuels, le fil conducteur de toute pratique devait en
effet être une volonté éducative : ceux et celles auxquels cette
démarche était proposée devaient mûrir comme des hommes et des femmes
utiles à leur société, respectant, à travers le meilleur transmis du
passé, un véritable code moral permettant à tous de vivre suivant des
règles utiles à la collectivité, et dans le respect mutuel de leurs
différences. En fait, le prolongement d’un code moral déjà ancien,
adapté à une société nouvelle. Le Budo ne peut garder sa valeur
éducative, sa vraie raison d’être par rapport au Bu-jutsu (et sa
justification dans ce nouveau siècle) que s’il véhicule la force d’une
Tradition vivante : c’est ainsi qu’il faudrait comprendre, vivre
et expliquer nos arts martiaux dans nos Dojo. Pour que revienne la notion
de « repère », dont nous avons tous besoins, pour affronter
le monde « réel ». Il ne faut pas avoir peur de l’élaboration
d’un « nouveau Budo » (Shin-Budo), réactualisé, dont
aurait besoin notre siècle. Car la voie proposée par une pratique Budo,
n’est aussi, et finalement surtout, rien d’autre qu’une « Voie
de l’Homme ». C’est bien ce cheminement que l’on est censé
rechercher dans un « Dojo », ce « lieu où souffle l’esprit »… ?
Or ce souci ne fut l’apanage ni d’une seule époque ni d’une seule
aire géographique. Il est bien toujours au cœur d’une interrogation
fondamentale des sociétés contemporaines.
J’ai toujours pensé que
"les" hommes sont bien moins intéressants, dans leurs
comportements qui ne peuvent durer que le temps d’une vie (ce qui est
parfois fort heureux !), que "l’Homme" dans ce qu’il a
de pouvoir évolutif à l’échelle de l’univers. Et donc que tout ce
qui pouvait lui permettre de se libérer de son animalité pour se
"civiliser" toujours davantage méritait l’investissement de
réels efforts, à quantité de niveaux. C’est sous cet angle que j’ai
toujours été intimement convaincu que la connaissance de plus en plus
large des arts martiaux, avec tout ce que leur pratique peut générer au
niveau prise de conscience et changements de comportement durables (donc l’impact
qu’elle pouvait avoir sur la société à travers celui ou celle qui s’en
prétend adepte), était l’un des outils qui pouvait l’aider à aller
dans ce sens. Je persiste toujours à croire, si longtemps après le
début de ma pratique, et malgré tant de déceptions (toujours dues aux
hommes, non à ce qu’ils prétendaient incarner), que l’art martial ne
mérite d’intérêt, demain encore, qu’en tant que fantastique levier
éducatif. Encore faut-il savoir par quel bout prendre ce levier, sur quel
point d’appui le caler, et investir un gros effort…Encore faut-il,
donc, VOULOIR s’en servir pour, réellement, pouvoir le FAIRE. J’ai eu
souvent l’occasion de m’expliquer sur la manière dont peut
fonctionner ce processus d’éducation du pratiquant d’abord puis, à
travers lui et l’exemple qu’il donne, de ceux qui le voient vivre. L’importance,
et l’urgence, du "vouloir éduquer", sont plus que jamais d’actualité.
Cela est possible par le biais « martial », ce domaine qui
nous a fait nous retrouver sur la même route. Il n’est bien évidemment
pas le seul.
Refuser de se battre, mais aussi
refuser de subir…
Qu’il soit dit
encore une fois clairement que ma réflexion s’inscrit parfaitement dans
une démarche Budo : « refuser de se battre, refuser de
subir » est la base de ce que je crois et enseigne. Et qui n’est
rien d’autre que ma ligne de conduite personnelle depuis qu’enfant j’ai
essayé de comprendre ce que voulais me dire mon père… Cela est devenu
tout naturellement le fondement d’un comportement et d’une pratique
que je propose dans le cadre de la « Voie Tengu ». Rien d’autre
(mais cela, je ne le sais que depuis peu) que ces mots de Miyagi Chojun
créateur du Goju-ryu Karatedo et rappelés par Mabuni Kenei
(***) : « Hito-o utazu, Hito-ni utarezu,
Koto-naki-koto-o moto-to suru-nari » (« Sans
être battu par personne, ni vouloir battre personne, voici l’attitude
évitant tout incident, qui se veut le mode de tout comportement »).
Cette disposition mentale est bien au centre de ma « Voie Tengu »
(qui sort résolument du contexte sportif et ludique, dans lequel je n’ai
d’ailleurs jamais voulu évoluer, depuis mes tous premiers pas sur un
Tatami). Tout le reste en découle. Ceci posé, compris, accepté, voulu,
il faut apprendre, se donner les moyens de vivre cette « attitude
juste » (Shisei). Vient alors une autre étape, semée d’embûches,
impossible à réaliser si l’on préfère le doux rêve aux nécessités
de l’action. C’est que, pour avoir des chances de gagner dans un vrai
combat (c'est-à-dire dans une confrontation dont l’enjeu « vaut,
dramatiquement, la peine »), il faut bien plus qu’une bonne
technique, ou une « énième » variante d’un mouvement
réputée plus efficace. Même si on croit en avoir fait la preuve dans le
cadre d’un Dojo, sur un ring, ou à l’occasion d’autres
« rencontres » entourées du même cadre conventionnel. Car il
ne s’agit plus ici de compétition, de jeu sportif (même violent), ou
de gesticulation esthétique, suivis d’une quittance donnée par un
arbitre, un jury, ou un public. Ou encore d’un sujet de conversation de
salon. Il s’agit d’entrer dans les arcanes du « monde
réel »…ce pour quoi l’art martial a, finalement, été pensé.
Dans ce cas, définir une « attitude », c’est aussi être
prêt à (et avoir les moyens de) suivre avec une « philosophie de l’action »…Il
faut commencer par définir, une fois pour toutes, le prix que l’on est
prêt à payer pour ne pas accepter la violence d’autrui en menant une
action que l’on a jugé nécessaire de mener, pour survivre, ou aider à
survivre, dans le cadre de la protection de soi-même ou d’autrui
(« assistance à personne en danger »). Car cela a bien un
prix. Dont la part « entraînement physique», même avec
beaucoup de sueur, est la moindre. Même avec des techniques de combat
réactualisées. Bien au-delà en effet, un Budoka doit cocher dans sa
tête des options claires, assumées, prédéfinies : comme la
« mémoire musculaire » le fera pour la gestion physique du
contact avec l’adversaire, l’option mentale assumée fera que l’attitude
« juste » sera en place le moment venu, lorsqu’il ne sera
bien entendu plus temps de se poser des questions et d’avoir des états
d’âme. Le pire ennemi (la Tradition ne répète-elle pas que l’ennemi
à vaincre est à l’intérieur de soi ?) serait alors d’hésiter
au moment crucial, ou au contraire de se lancer aveuglément…Il ne faut
jamais oublier que c’est l’agresseur qui décide : du moment, du
lieu, des moyens…Il partira donc toujours avant votre défense…. L’attitude,
c’est d’abord être prêt. Déterminé. Résolu. Pour « refuser
de subir » lorsqu’on se voit, finalement, obligé de se
battre.
Etre « prêt »
dans sa tête va au-delà de la sensation, faussement confortable, de
pouvoir faire face « au cas où »… L’attitude mentale doit
être plus « en avant ». Elle nécessite l’acceptation
préalable de l’enjeu (vital) de la confrontation et celle de l’éventualité
de ses propres blessures. Qui est prêt, à l’état « de
repos », à envisager d’être brutalement submergé par une
violence aussi extrême? Il convient donc de s’y préparer. La base de
votre action est l’attitude mentale. Et celle-ci se construit largement
par temps calme : posez de bonnes tuiles sur votre toit avant la
tempête, c’est plus sûr …Ce que Sun Tzu dit, en mieux : « Celui
qui est prudent et attend un ennemi qui ne l’est pas sera
victorieux » (L’art de la guerre, chapitre 3). C’est cela,
être prêt. Une volonté implacable et un vrai moyen d’action
(efficace) en réponse à une agression injustifiée… Ce que l’on
peut appeler défense réactive immédiate et parfaitement ciblée. Ce que
j’appelle, en Karaté, apprendre à pouvoir se servir en toute
connaissance et en toute responsabilité d’une « main vide au
tranchant guerrier ». En espérant de toutes ses forces que cet
apprentissage ne serve jamais.
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