Dans sa rubrique " Matière à réflexion ", voici un nouveau propos de Shihan Habersetzer qui vient de paraître dans le numéro 27 (mai-juin 2008) de la revue " Dragon "

 

BUNKAI ...

Le Kata, code de transmission

J'ai beaucoup écrit sur la notion de Kata en art martial, notamment en Karaté, et depuis longtemps déjà. Et aussi sur celle de " Bunkai ", un terme que j'ai découvert pour la première fois il y a 35 ans dans la bouche de feu Hanshi Ogura Tsuneyoshi. Personne n'en avait alors jamais entendu parler en France, et cela l'avait stupéfié. Je m'en souviens bien ... Aujourd'hui, voilà un terme très à la mode. Dans l'esprit de tous les pratiquants d'arts martiaux, non seulement le terme fait maintenant partie d'un bagage culturel minimum (ce qui est positif !), mais il semble contenir d'évidence l'éclairage d'une pratique dont on ne comprend pas toujours (en fait, plus très souvent à l'heure qu'il est ...) le véritable sens. Il est devenu en soi la réponse à toutes les questions, la raison d'être (et l'alibi) du geste; il est pour beaucoup de pratiquants, même s'il ne l'est que vaguement, cette fameuse " clé de la perception ", et en tous cas le but de tous leurs efforts ... On reproduit donc consciencieusement les éternelles et classiques recettes d'interprétation des mouvements exécutés avec partenaire(s) consentant(s), sans se poser la question du degré de crédibilité (de " faisabilité "...) de ces techniques. On les reproduit strictement comme on les enseigne, identiques, d'un bout à l'autre de la " progression " (ce qui est bien pratique), comme une formule magique ... Et c'est au style qui proposera le " meilleur " Bunkai pour ses Kata, la " meilleure " vérité ... Que ne fait-on pas dire aujourd'hui à ce concept que tout le monde décline comme une leçon bien apprise lors des passages de grades ? Et qui se chorégraphie si bien, en adaptant un peu, pour en obtenir un meilleur effet de groupe en démonstrations publiques ...?


Petit rappel, peut-être pas inutile : un Kata est en premier lieu un concentré de gestuelles guerrières, donc imaginées pour le combat, retenues après moult réflexions pragmatiques, expériences et comparaisons sur le terrain. C'est la première image qu'il donne de lui-même. Ce qui n'est pas faux. Le Kata " ancien " (nous parlons ici des Koshiki-kata, ou Koryu-kata, non de ces " agencements modernes " formatés en fonction de règlements sportifs) est le produit d'un héritage, d'une recherche, venus d'époques où les experts devaient être en mesure de prouver à tout instant leurs assertions dans le monde " réel ". Chaque détail avait un sens, et de sa précision pouvait dépendre la survie ou la mort. Se tromper avait immédiatement une conséquence définitive, sans possibilité de revenir en arrière pour corriger. Comme la mise au point de tous ces détails fut le résultat d'un long et dangereux travail, sur des décades voire des siècles, les dépositaires d'un tel héritage voulurent en assurer la transmission comme un bien précieux, celui qui donnait une possibilité de survie physique. A un autre niveau cependant, bien moins connu, cette gestuelle s'avère aussi, en tout ou en partie, capable de créer des sensations internes, qui déverrouillent des circuits d'énergie, qui eux mêmes font entrer l'exécutant dans une autre dimension de " pratique ", " intérieure " celle-là ... Car ces sensations sont ancrées sur un canevas respiratoire précis capable de faire entre celui qui l'exécute " en résonance " avec quelque chose qui se situe bien au-dessus et en dehors de lui. On retrouve ici cette idée fort ancienne, présente dans les authentiques gestuelles guerrières de l'Extrême-Orient, et qui est de faire vibrer l'homme au diapason de cet Univers dont il se sent faire partie, une force qui le dépasse et qui peut lui permettre d'accéder à une autre dimension, le rendre plus " vrai ", à l'extérieur (dans son comportement avec les autres) comme à l'intérieur (dans son attitude envers soi-même). Cet aspect-là est particulièrement présent dans certains Kata (ou Tao chinois) à main nue. On entre ici dans une autre échelle de compréhension. Mais dans les deux cas, pour l'externe (combat contre l'ennemi à l'extérieur de soi) comme pour l'interne (combat contre l'ennemi à l'intérieur de soi), le Kata (Tao) ancien n'a évidemment absolument rien à voir avec ces simples " séquences de mouvements enchaînés ", qu'il est facile de multiplier à l'envi, en montages plus spectaculaires les uns que les autres, encore mieux en musique et sur fond de spots colorés, en tenues voyantes pour mieux cacher l'affligeant vide du contenu, et qui plaisent tant au public ... C'est pour cela qu'on le considérait comme un " trésor infini ". Alors, les démonstrations et compétitions de Kata sportifs ..., il ne s'agit tout simplement pas du même monde. Restons en ici à celui que j'ai toujours largement privilégié et défendu. Où traduire " Bunkai " par " interprétation " est un peu court.

" Un Kata est, quelque part, un sanctuaire, dépositaire d'une culture et d'un savoir-faire ancien et précieux. On peut le regarder du dehors ou le respirer du dedans. Il se visite avec respect et désir de découverte. On n'y fait pas n'importe quoi. Le Bunkai en est en quelque sorte une visite guidée, destinée aussi bien à mieux regarder (la technique) qu'à bien écouter (le rythme) du Kata. Il agit comme le produit révélateur dans lequel le photographe avisé plonge son papier pour faire monter une image jusqu'à un niveau de contraste et un degré de définition qui finiront par lui donner satisfaction. En fonction du doigté, de la patience et du soin qu'il y aura mis. Il peut aller vite, pour du satisfaisant, il peut choisir d'aller plus lentement, pour toucher à l'excellence. Le Bunkai est la grille de lecture d'une séquence mimant visiblement un combat, mais qui ne peut s'ouvrir complètement sans code d'accès. Comment peut-on penser qu'un Kata n'est que la répétition fastidieuse de techniques au premier degré, banales et dépassées ?" (*).

Le Bunkai, grille de lecture

Bunkai : interprétation des techniques. Au-delà et mieux : interprétation de " l'esprit " de ces techniques (de leurs intentions, de leurs prolongements possibles mais non exprimés, volontairement ou non). Tout n'est donc pas si simple. Le premier niveau de lecture d'un Kata aboutit certes à une interprétation évidente, facile à éclairer, à comprendre et donc à reproduire, et qui est à la portée de tout le monde. Cela sécurise lors des passages de grades, et conforte les gens dans leur certitude de progresser, entre des balises simples, bien définies, validées " officielles ". Il s'agit du " Gengi-bunkai ", l'interprétation classique (originelle) d'un mouvement clairement décliné et sans surprise. Cela peut suffire. Pourquoi pas. C'est mieux que rien. Mais au-delà, il y a le " Kaishaku-bunkai ", un tout autre niveau de lecture, qui nécessite nettement plus de réflexion, et dont l'éclairage doit se mériter. Le besoin d'interprétation (compréhension) de la chaîne technique à ce niveau, où de toute évidence des maillons manquent (parce que cela fut voulu par le concepteur du Kata, ou oublié, ou mal transmis, ou même volontairement déformé) pour que nous disposions aujourd'hui d'une lisibilité en continu d'un bout à l'autre de la séquence, demande une assistance complémentaire, soit du maître dépositaire du véritable code d'accès (mais il n'en reste plus guère ...), soit de beaucoup de recherche et d'imagination personnelles, de patience, de croisements de connaissances, et aussi d'humilité pour ne pas tomber dans le piège de l'ego et des ... faux Bunkai ! Je veux évoquer ici ces interprétations de techniques anciennes, qui ne peuvent de toute évidence pas être aujourd'hui des réponses crédibles puisque les problématiques auxquelles elles se réfèrent ne pouvaient se poser à l'époque de la création du Kata en question (où, par exemple, n'existaient pas ces Jodan-mawashi-geri ou Ura-mawashi aujourd'hui si spectaculaires, quasi incontournables, et où les formes techniques d'agression étaient fort différentes de ce qui risque d'arriver à l'époque actuelle, avec, notamment, des possibilités de violence en bande d'individus par forcément nuls et d'ailleurs toujours mieux armés ...). On était alors plus simple, plus modeste, plus prudent, plus raisonnable, mais tellement plus près du réel. Justement ... Le Kata est toujours le produit d'un environnement et d'une culture. Les Bunkai d'époque n'ont pu intégrer toutes les réalités actuelles (quid d'une arme à feu par exemple ? ou d'une lame manipulée par un vrai spécialiste ?), c'est l'évidence même. Et leurs concepteurs n'ont pu penser à tous les types de dérives de violence inventées par l'homme moderne, largement aidé en cela par tant de formes de spectacles violents et pervers comme par les compte-rendus quotidiens et terriblement banals des médias ... Aussi, attention aux faux Bunkai, qui sont en réalité des fausses pistes : le plus beau Kata du monde ne peut restituer que ce qu'il a pu intégrer à l'époque de sa création. Combien d'applications " pratiques " qui ne fonctionnent qu'en modifiant les distances, ou en inversant carrément le jeu de jambes proposé par le Kata ... par exemple ? Bunkai ... que de tricheries et d'aberrations en ton nom !
Et puis, même avec le secours de toutes les grilles de lecture proposées, il en restera toujours encore une autre, en arrière plan, pour introduire à une toute autre histoire encore, plus personnelle ... Un Bunkai a-t-il seulement une fin ? Est-il unique ? Qui dit code de décryptage, évoque l 'intention mise par le concepteur de ne pas mettre tout à la portée directe de tous. Une intention qu'il serait bon de se remémorer à l'heure où tout le monde veut avoir accès à tout, tout de suite, et sans le moindre effort. Et, en plus, en prétendant savoir mieux qu'au temps jadis ... C'est que l'évocation même de la nécessité d'effort suivi et de " mérite ", des concepts si peu payants selon les critères de notre temps, est devenu largement décalée et dissuasive.
Personne n'a jamais eu, à aucune époque de l'histoire, dans quelque domaine que ce fut, la solution à tous les problèmes, personne n'a eu LA vérité. Il y a simplement eu des gens qui ont essayé du mieux possible de faire comprendre ce qu'ils pensaient important de comprendre et c'est cet effort qui mérite respect, admiration, humilité et envie de faire perdurer leur message. Le Bunkai, c'est le message des anciens, c'est la crédibilité d'une gestuelle, donc sa garantie de survie. Avec tout ce qu'elle contient ... Il est leçon du passé pour éclairage du présent et de l'avenir, puisque les problèmes de l'Homme restent fondamentalement les mêmes (et iraient plutôt en se compliquant encore). Il n'est pas interdit de penser à l'enrichir au besoin en fonction des nouvelles problématiques de notre temps. On peut faire fructifier un héritage avec intelligence. Mais une telle démarche ne peut se concevoir que si elle se fait dans le respect de l'édifice originel, le Kata classique. Ce n'est pas impossible. C'est même un exercice intéressant (et productif au niveau de la connaissance globale que l'on peut avoir des choses), à condition et dès lors que la réflexion ne bascule pas dans l'artificiel et que l'on garde en mémoire que le concept du Bunkai, c'est aussi le rappel que l'essentiel n'est jamais la technique en elle-même, mais l'esprit de cette technique, c'est à dire la démarche qu'elle sous-entend et provoque, ainsi que le but ultime visé (scénario de combat, recherche énergétique, pratique d'éveil intérieur, ...). Mais le contenu de cette démarche-là est-il seulement quantifiable ? A un tel niveau, qui peut oser en juger, de l'extérieur ? Si le Kata est une carte d'accès et ses Bunkai des clés, quel type de Bunkai peut ouvrir quel niveau de porte ? D'un schéma simpliste et rassurant, nous voilà confrontés à un vaste programme, où il faut réfléchir par soi-même ... Vous avez dit " Bunkai "...?
" Les mots transportent les idées. Quand les idées ont été absorbées, les mots cessent d'exister " est une juste réflexion du philosophe Chang Chung-yuan (**) qui peut aussi s'appliquer à l'idée de Bunkai. On a en effet envie d'ajouter : " La gestuelle du Kata aussi
", derrière laquelle il faut trouver cet " esprit de la technique " (une technique pas forcément pensée pour le combat). Puisque l'important dans tout art martial est d'y cultiver " l'art de rendre le corps obéissant à l'esprit " (le " Karada o shite seishin ni jujun narashimeru jitsu " de Terada Kanemon, maître de Kito-ryu, fondateur du Jukishin-ryu).

On dit qu'il suffisait à Sensei Funakoshi Gichin (1869-1957), père du Shotokan ancien, d'observer une simple position Ko-kutsu-dachi en Karaté pour pouvoir se faire une idée très claire d'un prétendant à la ceinture noire ... J'ai souvent pensé lors des nombreux passages de grades qui ont émaillé mes 50 ans de pratique, ou à la lecture de certains articles consacrés à ce sujet très à la mode que sont devenus les Bunkai, mais où l'on ne fait finalement le plus souvent que continuer à enfoncer des portes ouvertes, que l'on pourrait revisiter le sujet avec une formule connue. Ce qui donnerait : " Montre moi ton Bunkai, et je te dirai qui tu es ...".

Roland Habersetzer

(*) Extrait de la préface que j'avais faite pour l'ouvrage " Karaté Bunkai Kata " de Emmanuel Ackermann, récemment paru dans ma collection " Encyclopédie des Arts Martiaux " aux Editions Amphora.
(**) dans son ouvrage " Creativity and Taoisme " (1963).

 

Quel karatéka n'a pas très consciencieusement exécuté à ses débuts (et même après ...) ce type de Bunkai au (tout) premier degré, sans même se poser la question de la probabilité d'une telle situation dans le monde réel ...? Ce qui n'enlève rien à son utilité au premier stade de la découverte de l'art (finalité visible), à condition d'en rester bien conscient ...

 

 

Verrouiller une contre-attaque dans sa phase finale tout en ouvrant le regard sur un autre danger non déjà présent mais possible ... Ce type de Bunkai (amorce de potentialité), d'ailleurs tout à fait dans l'esprit " Tengu-no-michi ", peut être contenu dans le précédent, mais à un tout autre niveau, qui est celui de l'application effective ...

(Photos: Jean Claude Bénis)





 

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