Tokui
Kata...
Celui que
l'on préfère...
Le Kata est le support de la
transmission du savoir-faire, et du savoir être, dans les arts martiaux
japonais. L'axe d'un cheminement sur la voie (Do, Tao). Auquel il donne sa
densité et son sens. Le Kata a bien entendu son équivalent en Chine
(Tao-lu), en Corée (Hyong, Poomse), au Vietnam (Quyen), en Indonésie
(Juru, Lanka), etc..... Il est, partout où ce type de séquence technique
et mentale existe, la marque d'un art " martial ", c'est à dire
d'un enseignement du respect de la vie à travers une approche des choses de
la mort, une réelle pédagogie pour l'acquisition d'un comportement, avec
une volonté de transmission du canevas pour ceux qui suivent sur la route
et qui font, déjà ou feront un jour à leur tour, face aux mêmes
interrogations d'homme ou de femme en cours de " réalisation ".
Le concept y est toujours le même: un apprentissage pour aller vers une
" Connaissance ", et ce à plusieurs niveaux en fonction de
l'avancement de l'état de maturité de celui ou celle qui tend vers cette
Connaissance. Dans ce processus, qui prend du temps car on ne peut s'y
contenter d'acquis superficiels qui suspendraient aussitôt la suite de la
progression possible, ces niveaux se définissent et s'apprécient à l'aune
de la capacité d'interprétation de ce que l'on fait (et de ce que l'on
cherche à faire) à travers la séquence de mouvements. J'ai attiré
l'attention dans le numéro 27 de " Dragon " sur l'importance de
la notion de Bunkai et les pièges qu'elle peut comporter, capables
d'handicaper définitivement une progression. Sans en avoir l'air,
d'ailleurs... mais ceci n'est pas mon sujet aujourd'hui. Dans cet important
chapitre de tout art martial traditionnel (mieux: cette ossature centrale de
tout art martial) domine l'image du Kata compris et abordé comme un "
Trésor Infini ". Et dans une telle optique (qui, faut-il le souligner
une fois de plus, n'a strictement rien à voir avec une simple gestuelle
extérieure destinée à valoriser l'ego, dont nous sommes aujourd'hui plus
qu'abreuvés), le Tokui Kata doit briller d'un reflet tout particulier. Je
voudrais en parler ici dans le domaine du Karatedo en particulier, qui reste
à la base de ma recherche et de ma progression. " Tokui " est le
" préféré ", le " favori ". On peut donc comprendre
le Tokui Kata comme étant celui qui donne la plus grande satisfaction,
parce qu'on l'exécute le mieux (d'abord par le fait qu'il convient mieux
physiquement), parce qu'on le travaille plus intensément, parce qu'on le
trouve plus intéressant qu'un autre (et passionnant à reproduire), parce
qu'il interpelle quelque part, bref, parce qu'on le " sent " mieux
qu'un autre (à travers le vécu d'une sensation intérieure comme d'une
prestation visible de l'extérieur). Les paramètres ainsi pris en compte ne
sont qu'à soi. Pas toujours faciles à expliquer de façon rationnelle,
d'ailleurs. Les goûts et les couleurs, cela ne se discute pas, comme on
dit... Les besoins que chacun peut avoir dans sa pratique, et la manière
d'y répondre, non plus. Le choix d'un Tokui est donc affaire personnelle.
Il est forcément subjectif. Bien entendu, l'exécution correcte des
techniques, déclinées sur rythme " correct " (c'est à dire
celui qui a été soigneusement appris et reproduit), ne constitue que le
premier pas dans la compréhension de ce Kata, donc dans tout le travail qui
vient seulement " derrière ". Car il s'agit de " pénétrer
" ce Kata de plus en plus loin, notamment au niveau de l'acquisition
juste de tous ses Bunkai, ceux qui sont évidents (applications formelles,
au 1er degré) mais aussi les autres (applications cachées, extrapolations
à partir de la forme stricte, prolongements à partir de la seule sensation
dans l'exécution d'un mouvement, recherche symbolique, etc.). A travers le
Tokui retenu dans le syle que l'on pratique (et quel que soit ce style, à
condition qu'il ait une véritable histoire), on " remonte " aux
formes plus anciennes de ce Kata, à ses équivalents dans d'autres styles,
on en construit une vraie biographie, dans laquelle on se meut de plus en
plus à l'aise puisque chaque nouvelle découverte dans un Kata éclaire
tout ou partie de son homologue dans un autre style. Jusque dans ses coins
les plus reculés, avec les découvertes des Bunkai les plus fins à partir
des applications basiques qui ne restent désormais que de lointains
souvenirs... Un Tokui, dans le message qu'il est censé véhiculer, et pour
lequel on l'a choisi (peut-être seulement intuitivement au départ), ne
peut être utile, et se justifier, que si le Bunkai en a progressé
parallèlement ( donc que ces ramifications ultérieures à partir d'un
Bunkai apparent existent…). Travailler intensément un Tokui, ce n'est pas
systématiquement l'exécuter plus rapidement et avec davantage de
puissance, c'est en approfondir tous ses méandres, lui donner un éclairage
progressif qui est la clé de la connaissance d'autres katas, pour finir par
une " somme " qui débouche sur la maîtrise complète de l'art.
Avancer dans le défrichage d'un Tokui, c'est également être capable de
déjouer les pièges laissés par le, ou parfois les, concepteurs du Kata
afin d'induire en erreur ceux à qui cet enseignement n'était pas destiné
et qui, ne possédant pas la clé d'interprétation correcte du code des
techniques, ne pouvaient par conséquent, au mieux, reproduire qu'une forme
vide et inefficace dans la réalité. Ce qui n'est pas évident du tout.
Avec le temps, se dessinent pour tout pratiquant des préférences pour tel
ou tel groupe de katas, puis pour un Kata en particulier. Cela sur lequel il
va s'arrêter plus souvent. Celui qu'il aura plaisir à retrouver bien plus
qu'un autre, à travers lequel il s'exprimera le mieux, et se sent tout
simplement bien à " jouer sur la Voie " (Do-raku).
Celui qui
révèle...
En principe, et idéalement,
le choix d'un Tokui se fait hors de toute influence ou, pire, directive
extérieure. Le panel qu'un karatéka aura à sa disposition sera
évidemment de plus en plus large au cours de sa progression (on va vers les
katas " avancés " puis les " supérieurs "), et c'est
la première raison pour laquelle il pourra être amené à changer de
Tokui-kata au cours de sa vie. Et puis, de toute façon, ses goûts se
modifieront au cours de ce cheminement, sa vision globale du Karatedo
changera, et son corps également: le Tokui-kata retenu évolue avec l'âge,
les possibilités morphologiques, la réflexion et le vécu internes.
Jusqu'à être remplacé par un autre Tokui... Un Tokui-kata change très
naturellement avec le temps, devrait changer avec le temps... Dans le cas
contraire, on risque fort de manquer un important rendez-vous... On ne fait
pas le même Kata à 20, à 40, à 60 ans (il n'y a rien de péjoratif dans
cette évidence). Puisque sa pratique est une réponse à une quantité
d'interrogations (et de certitudes... momentanées) venant à un certain
moment de la trajectoire Budo du pratiquant... Et ce en fonction d'un "
état " atteint dans son corps (élément Tai), sa technique (élément
Ghi), son mental (élément Shin). Attention: le Tokui-kata agira sur
l'équilibre énergétique de ce corps, donc sur la santé. Un Tokui n'en
vaut pas un autre... et il ne faudrait pas s'y décider à la légère. Sa
complexité apparente n'est pas un critère. Il vaudrait mieux rester
prudent et modeste dans son choix, pour ne pas donner un jour le spectacle
d'une distorsion regrettable entre le possible et le réalisé... Car
l'essentiel sera d'assumer derrière, toujours... Bien entendu, un Sensei
peut conseiller, aiguiller un choix, mais seulement s'il " connaît
" son élève, c'est à dire s'il suit son parcours, et sa vie. Ce qui
ne veut pas dire décider à sa place, mais implique un fait important
aujourd'hui de plus en plus rare: la persévérance de l'élève dans une
progression confiée à un même Sensei, dans un respect et une fidélité
immuable. Sur des années et des années... Les experts et leurs maîtres
d'antan ne connaissaient (du moins ne faisaient état) que de peu de katas,
et laissaient entrevoir qu'ils avaient un ou deux préférés parmi eux.
Qu'ils ne montraient d'ailleurs que rarement, à leurs disciples proches
(Uchi-deshi) pour ne pas se " découvrir " de manière
irresponsable, ni dans leurs techniques de combat ni dans leur
personnalités. Il pouvait en effet y avoir raison vitale de conserver
jalousement les secrets d'efficacité d'un Kata (ses points forts que l'on
pourrait être amené à utiliser en combat réel). Un " esprit de la
technique " qui devrait d'ailleurs se perpétuer aujourd'hui, pour
retrouver le sens de ce que l'on fait dans un Kata. Un Tokui révèle
(trahit?...) une personne, une ambition, une progression, un niveau atteint.
Faut-il laisser se révéler un niveau? Laisser paraître une émotion toute
personnelle? Au nom de quoi? Pour qui? Pour soi. Et aussi une seule autre
personne peut-être, celle qui ne peut que se réjouir de la progression
affichée, qui peut réellement l'apprécier, la quantifier, et qui peut
encore la rectifier au besoin: celle qui a beaucoup investit d'elle-même
dans ce Kata (par élève interposé). Seul un vrai Sensei, qui a vu "
grandir " son élève, connaît en effet la valeur du temps et peut
donner un contour éclairé à ce que celui-ci lui présente dans son Tokui.
On retrouve là les notions de temps et de vécu, si fortement présentes
dans tous les styles chinois traditionnels d'arts martiaux (Wu-shu) et qui
n'ont que partiellement passées dans les styles japonais, comparativement
trop récents et trop tôt sollicités et modifiés par les impératifs du
sport. Or qui peut réellement, dans un cadre sportif, juger une prestation
dans laquelle s'exprime un vécu intime, dans une harmonie incomparable,
inclassable et toute personnelle? Un Tokui qui ne devrait se regarder qu'en
silence, avec respect et intelligence du coeur? En l'absence de toute mesure
quantifiable? Qui peut juger de l'évolution interne d'un individu? Il y en
a qui pensent sans complexe le pouvoir, en jugeant il est vrai une simple
gestuelle d'origine martiale, comme on en voit tant actuellement, et qui est
sans rapport avec ce que je veux dire ici. En abordant le concept de Tokui
Kata, en sport ou en Traditionnel, on ne parle pas forcément de la même
chose...
Ainsi, lorsque l'on évoque
un Tokui Kata dans un contexte de passage de grades sportifs (où il sera
perçu comme le Kata que le candidat va mettre en avant pour tâcher de
briller le mieux possible, à côté du ou des katas imposés), les vraies
bonnes questions sont elles posées avant que l'on se permette
l'appréciation extérieure de la démonstration de ce Kata? Comme, par
exemple: quelle valeur le candidat accorde-t-il vraiment à son choix? A
partir de quelle réflexion? Ce choix est-il conforme au degré de
maturité, sur le plan mental comme sur celui de l'interprétation du geste
technique, que le pratiquant peut réellement évoquer pour " oser
" sa prestation? Ce Tokui là convient-il vraiment le mieux pour ce que
le pratiquant veut exprimer? Est-il vraiment la vitrine adéquate pour
mettre en relief le travail que celui-ci est censé avoir réalisé?
S'agit-il, de la part du candidat, de critères de choix davantage retenus
pour les besoins de son " moi " que pour ceux de son " soi
"...? Tout Tokui révèle impitoyablement le profil de la personne qui
prétend s'en servir pour prouver quelque chose à un tiers, ses points
forts comme ses faiblesses, ses prétentions comme son état réel, ici et
maintenant. Un Tokui engage. Un Tokui choisi à la légère peut amener au
résultat opposé à celui que l'on espérait... Et une autre question
encore, qui coiffe toutes les autres: le jury de ce passage de grades est-il
vraiment en droit de porter un jugement sur un Tokui-kata s'il ne connaît
rien de celui qui l'exécute (personnalité, parcours)? Or c'est bien ce qui
se passe, dans une infinie majorité des cas, lorsque les candidats sont
inconnus des membres d'un jury lui aussi " anonyme ". Certes, au
niveau des premières étapes d'une progression, cela peut s'admettre: on
peut juger de l'extérieur le Tokui d'un jeune karatéka, dans sa puissance,
sa vitesse, son aisance, son étalage de force encore un peu brute. Sans
doute, avec l'expérience d'un jury un peu aguerri, ce niveau de prestation
physique peut-il se noter. Mais quelle image réductrice du Tokui Kata.
Choisir, travailler, exécuter, apprécier un Tokui dans cet esprit "
passage de grades " (d'où certains choix parfois très... exotiques,
absolument pas en rapport avec les possibilités du prestataire, qui devrait
tout de même être conscient du risque qu'il prend à s'étaler avec
légèreté et prétention), constituent encore un détournement de l'esprit
d'origine du concept, dont les dérives sportives sont coutumières. Le
doigt et la lune...
Si les katas sont bien des
" trésors infinis ", le Tokui Kata (j'entends bien: dans une
mouvance " martiale ") en est une clé d'accès décisive. C'est
pourquoi, un " vrai " Tokui, pas celui que l'on sort de sa manche
pour tenter d'épater la galerie avec quelque enchaînement sophistiqué,
est celui que... l'on répugne le plus à montrer! Que l'on polit
soigneusement en soi. Rien que pour soi. Parce qu'il ne parle qu'à soi.
Parce qu'il ne regarde personne d'autre que soi. Parce qu'il est la clé au
" soi ", dont la découverte va donner à posteriori à ce Kata un
caractère unique... Il est celui que l'on garde volontiers dans l'ombre...
Et si, d'aventure, on le montre quand même, il faudrait voir dans cette
décision une formidable marque de confiance, de respect et d'amitié envers
celui ou ceux à qui on le " confie ". Jamais une obligation. Un
Tokui Kata se regarde avec une émotion respectueuse, sans prétention de
jugement. Car le Tokui Kata découvre non seulement un état technique mais
aussi une dimension d'âme. Or lorsque l'un fait, et que l'autre regarde, un
tel Kata est-il bien, de part et d'autre, ressenti dans cette dimension
là....? Autre chose aussi... Avec le temps, une préférence entre tant de
katas mis à disposition est de moins en moins une priorité... Le karateka
avancé passera indifféremment de l'un à l'autre avec le même intérêt,
le même soin, le même plaisir. Le besoin et l'utilité d'un Tokui Kata
disparaissent. Avec la disparition du potentiel de découverte que permet
(et que l'on prête à) ce dernier. Car on aura fini par trouver dans (et
grâce au) Tokui longtemps peaufiné jusque là ce qui mérite vraiment de
rester quand tout le reste pourra être oublié. Un peu comme si on était
arrivé à percer enfin une bulle, dans laquelle on s'est longtemps agité,
pour respirer l'air vivifiant qui existe de l'autre côté de la membrane...
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