Un art " martial ", pour quoi faire...?

Ce texte de Shihan Roland Habersetzer a paru dans les numéros 30 et 31 de la revue " Dragon " (novembre 2008 - janvier 2009), comme dernier sujet de sa " Matière à réflexion ".

Résultats ?

Mon dernier stage en Russie, dans la ville d'Orenburg, sur l'Oural, s'est conclu par une conférence de presse. A la toute première question que posa l'un des journalistes présents, je compris avant même que mon interprête ne me la traduise (j'y avais en effet saisi le mot de " resultate "...), que je venais d'être brutalement confronté à LA question que tout le monde était en droit de se poser après avoir assisté à n'importe quelle partie du stage que je venais de diriger. Qu'avait apporté ce stage de Tenguryu Karatedo en termes de " résultats " ? Très concrètement, y avait-il eu des titres en championnats, une préparation pour l'obtentions de ces titres, des médailles, des distinctions ? Des promotions ? Comment expliquer à ce jeune journaliste qu'il n'y a avait rien eu de tout cela ? Que le sens de notre séminaire, qui avait tout de même regroupé des karatékas avancés et plus que motivés, venus de centaines de kilomètres à la ronde, était ailleurs ? Qu'il y avait sûrement eu progression mais que celle-ci n'était matérialisée par... rien, qu'elle n'était pas quantifiable à l'aune des critères habituels de ce genre de réunion ? Que nous avions pratiqué sur un chemin de progression strictement encadré par la notion du " martial ", si différente de celle d'un entraînement sportif ? Loin d'être évident, dans un pays où les " resultate " ne semblent compter que si on peut en faire état dans des domaines très pragmatiques... Pas évident nulle part aujourd'hui, d'ailleurs, à voir la confusion extrême entre les deux perspectives, entretenue sur fond d'une certaine (et si rapide !) évolution sociale, précipitée par le manque affligeant d'un minimum de culture historique et d'un incroyable manque de réactivité d'une société comme anesthésiée face aux vrais problèmes qui l'assaillent de tous côtés. Devant le regard incrédule de ce jeune journaliste, je fus soudain pris d'une sorte de grande fatigue " à l'intérieur ". Je me suis dit qu'il ne servait décidément plus à rien de, ne serait-ce que tenter encore, un peu, d'expliquer qu'il y avait un monde et une société d'avant ceux que nous connaissons maintenant, où les comportements étaient souvent, disons, différents..., car dans un contexte plus souvent hostile, où les choix devaient procéder d'autres appréciations de la réalité. Que toutes ces pages écrites depuis mes tout premiers ouvrages sur les arts martiaux, que toutes les paroles dites en tant de stages, que plus d'un demi-siècle maintenant passé à illustrer encore et encore ce qu'une pratique martiale contenait d'éducatif (Bu-iku), ne pesaient décidément rien en face de ce qu'en est devenu le concept appauvri (ce qui est un euphémisme) au début de ce siècle. Dans l'avion qui me ramenait de l'Oural, je me suis confronté moi-même à ce à quoi m'avait ramené la question innocente du journaliste. Et à laquelle j'avais tenté de répondre à partir des critères d'appréciation qui étaient les siens, dans ce monde sportif auquel il désirait rendre compte. C'était cela, bien sûr : nous avions pratiqué sur une voie " martiale ", et je crois bien que j'avais réussi à le lui faire admettre. Même si, visiblement, il n'avait pas bien compris le bien fondé d'une telle démarche. Car, un art " martial "... ? Mais... pour quoi faire, donc ?

Un langage " martial "?

D'abord, à quoi correspond encore un langage " martial " dans une société civile qui a la chance de vivre en paix en 2008 ? Une telle allusion est-elle encore simplement politiquement correcte, seulement socialement admise... Je veux dire une pratique que je définis, une fois encore, comme " un savoir-faire individuel " destiné à résoudre un incontournable problème d'affrontement dans le " monde réel ". Ce savoir-faire est arme de riposte, qui doit être manipulée toute la vie avec l'obsession de son non emploi, ce qui ouvre à la dimension morale et philosophique du message contenu dans la gestuelle… Le sport de combat, quant à lui, se limite à une pratique ludique et codifiée d'une gestuelle " d'origine " martiale, limitée à une période plus ou moins longue d'une vie, mais avec le droit d'en user vraiment, pour se faire plaisir… " (1). Et, en ce qui concerne ce dernier, avec diverses formes de gains possibles. Ensuite, quel droit de cité pour une technique enseignée à des civils, une technique avouant une finalité extrême, un peu comme si n'importe qui pouvait se promener librement avec une arme chargée... Or, pour détenir une arme, il faut des autorisations strictes dans nos sociétés occidentales où une telle " liberté " est une survivance à peine tolérée. Mais... dès lors que l'on admet intrinsèquement qu'une main nue est entraînée non dans un but sportif, pour marquer des " points ", mais bien pour être capable de répondre à une sollicitation extrême, pour un résultat qui peut être létal (ce qui est même l'objectif visé), où est la différence ? Ne s'agit-il pas aussi, alors, de la détention d'une arme que le législateur qualifie de " par nature " ? Aller jusqu'au bout d'une prise en étranglement tue même plus sûrement qu'une balle de pistolet, frapper un point vital, projeter ou porter une clé peut provoquer des dommages irréversibles, et jusqu'à tuer... En art " martial ", c'est bien de cela qu'il s'agit, non ? C'est bien ce que l'on veut rappeler dans toutes ces démonstrations de Budo traditionnel où l'on accorde rarement grâce à un adversaire déjà défait, gisant déjà sans défense au sol... ? Je veux dire celles que le public applaudit largement... Voit-il bien ce qu'on lui donne à voir, ce public ? Le geste martial contenu dans les limites d'une démonstration sans conséquence réelle, comme la gestuelle sportive d'origine martiale sont largement acceptés dans une société hyper formatée à la compétition, ou au ludique, sous toutes leurs formes. Mais autre chose est une pratique ouvertement destinée à la guerre, qui devient par contre inacceptable dans cette même société où ce genre de comportement est devenu le domaine réservé de quelques catégories de personnes (police, gendarmerie, armée, à la limite sociétés de protection), groupés dans un cadre légal rassurant. Dans quelle mesure alors, pour aller jusqu'au terme du constat, est-il encore seulement tolérable d'enseigner et de pratiquer dans un dojo une réelle orientation " martiale ", c'est à dire de combat de survie, où les conséquences létales possibles sont admises par définition ? Pas dans un but de démonstration, mais pour le " monde réel " ?

Lorsque soufflent tant de vents contraires... 

On connaît ma définition d'un art authentiquement " martial ", c'est à dire opérant vraiment, s'il le fallait, sur le terrain, en réponse à une violence dans le monde actuel. Elle ne convient pas exactement à une pratique " traditionnelle ", et j'ai souvent développé mon analyse à ce sujet (2). Qu'il soit dit encore une fois qu'un art ne peut être qualifié de " martial " que s'il est capable de servir efficacement. Aujourd'hui. Pas il y a 150 ans, ou plus, lorsque l'on vivait dans un monde fermé, sans contact entre les uns et les autres, où mentalités et comportements différaient souvent des nôtres. La violence, et les lois aussi. Ces arts martiaux d'antan, dits traditionnels (je préfère les qualifier de " classiques ", car les nôtres ne seront pas moins " traditionnels " dans quelques temps... Il peut y avoir, en cherchant bien, un point de départ d'une Tradition, mais il n'y aura de point final qu'avec la fin de l'humanité), restent très intéressants à étudier. Car ils seront toujours les racines des feuilles actuelles du même arbre... Mais pourquoi rester obnubilé par ces seules racines, au point de négliger les pousses nouvelles d'un art vivant avec son temps ? Les arts martiaux classiques, qu'ils soient japonais, chinois ou issus de n'importe quelle autre société du monde (il y en a un peu partout), doivent rester dans nos souvenirs, respectés sous forme de pratiques anciennes, tels qu'ils nous ont été transmis. J'ai toujours été clair là-dessus. Tout savoir-faire des hommes doit rester dans la mémoire collective. Il est juste qu'il existât, et qu'on les entretienne, quantité de structures qui en ont vocation: musées, fondations, médiathèques et bibliothèques spécialisées, Katas et Tao-lu anciens... Mais ces arts martiaux ne sont pas LA Tradition: ils sont déjà, et ils le seront de manière plus évidente encore demain, un des éléments d'une Tradition qui s'enrichit chaque jour... Je ne pense pas me tromper en disant qu'en faisant " du martial " (où le geste, donc, a vraiment un sens, avoué), on se retrouve dans un espace qui se réduit déjà de plus en plus, et va se réduire encore de plus en plus vite. Qui peut encore de nos jours s'intéresser à une discipline martiale ainsi définie ? Trop de vents contraires soufflent dans le même sens : les traditionalistes des arts martiaux classiques, effectifs éclatés entre quantité de styles protecteurs, calés sur des sentiers toujours (re)battus, et arc-boutés sur des principes réputés établis (mais pas toujours vérifiés), qui ont une vérité qui leur suffit amplement; puisque c'est la leur... Ceux qui pensent étancher leur soif d'auto protection en se limitant à quelques mouvements de self-défense au mieux extraits de Katas anciens... Les pratiquants qui se reconnaissent dans une mouvance sportive et qui ne se sentent, pour la très grande majorité, pas concernés par ce débat, lorsqu'ils le comprennent... Ceux qui se retranchent dans le " tout spirituel " ou le " tout santé ", surfant sur l'air du temps, portant un regard plus que critique sur tout ce qui peut seulement faire allusion à une finalité plus physique (pourtant d'origine) de ce qu'ils pratiquent... Le grand " milieu martial " est ainsi cloisonné, ce qui brouille les pistes mais multiplie les marchés... Viennent aussi, encore, les pratiquants des milieux dits " pro " (sécurité, protection), dont c'est le gagne pain, qui veulent garder la main mise sur l'efficacité " de terrain ", laissant à d'autres les gentils comportements de dojos... Et le grand public, qui, du moment qu'on lui sert " du pain et des jeux ", ne peut se sentir concerné par une nuance pourtant fondamentale mais dont il ne veut et ne peut voir l'enjeu... Pas son problème ! Quant à l'autorité, elle ne demande pas mieux que de poser un oeil soupçonneux sur une pratique individuelle qui s'apparente à des jeux de guerre, dans une société dite " de droit "... Puisque les fédérations sportives sont là pour canaliser toute cette énergie, la dériver dans une direction acceptable, il n'y a qu'à les rejoindre. Enfin, d'autres encore, si nombreux, qui ne sont en rien concernés par des discours d'éthique, de valeurs et de respect de la loi, et qui ont tout intérêt à ce qu'une efficacité réelle, donnée à un citoyen lambda, ne vienne pas contrecarrer un jour leurs tentatives de prédateurs. Dans ces conditions, y a-t-il un besoin de faire bouger les lignes ? Diviser pour régner... La formule bien connue et fort ancienne s'applique aussi avec succès pour éradiquer le bon sens et nous fragiliser tous un peu plus. Jusqu'à nous enlever ce regard critique que nous devrions porter sur notre (nos formes de) pratique, sous la pression d'un formatage arrangeant pour les grands systèmes (qui ne peuvent exister que par ce nivellement), mais aussi d'une perte d'authenticité et de crédibilité aux yeux des générations " martiales " à venir. Dont nous devrions nous sentir un peu plus responsables. Il suffit pour cela de donner un sens clair et sans équivoque possible à nos techniques, et de l'assumer. Quelles que puissent être encore les fluctuations des modes en " Budo ", qui incitent à tant de comportements opportunistes. Dans cette optique, le choix du " tout (rien que du) martial " en vaut bien un autre. Il a aussi le droit d'exister dans une société d'hommes et de femmes libres et désireux de le rester. Même s'il devient, c'est vrai, de plus en plus difficile à expliquer. Car presque anachronique. C'est juste qu'il faudra s'appliquer un peu plus à, très honnêtement, cerner les différences. En arrêtant de vouloir " le beurre et l'argent du beurre "...

Budo, des gestuelles de combat comme voie éducative.

 

Bugei, des techniques de combat comme savoir-faire pratique.

(Photos: Denis Boulanger et Ed.Amphora)

Un message pourtant si précieux 

Un " art martial ", au sens réel de l'appellation, est riche d'un message qu'il sera bien triste de perdre pour les générations à venir. Parce qu'il est à la fois " Bugei " et " Budo ", puisqu'il s'agit de l'apprentissage de la technique rendant capable de vaincre en combat (et ce jusqu'à envisager l'option létale, extrême), mais accompagné de l'éducation morale pour en limiter strictement l'usage. Apprendre la réactivité efficace tout en sachant rester sur le frein... Seul l'art martial authentique (Budo, Wushu) s'en préoccupe vraiment, les autres " systèmes techniques " modernes restant au stade de la banale copie du contenant... Qui font briquer à longueur de temps un simple outil (de combat), en faisant oublier pour quelle autre réalisation il a été conçu : la formation de l'Homme, pas sa destruction ! Le résultat d'une pratique martiale vise à un savoir faire pointu, contrôlé par un code de conduite non moins précis. A la mise au point d'une arme, livrée avec un code d'utilisation... Dans ces limites, où une telle définition de la pratique peut-elle choquer ? La science du combat a toujours fait partie de l'expression d'une culture, comme une réponse indispensable à des défis vitaux, permettant à l'homme de survivre face aux prédateurs et, si l'on pense à l'énergie réactive ainsi développée, de se rendre maître d'un environnement hostile. L'arme, la main nue comme n'importe quel objet la prolongeant pour la rendre plus efficace, fait partie de notre histoire. Penser que l'on puisse totalement en faire l'économie demain est soit de la stupidité soit de l'utopie. Regardons ce qui se passe dans le monde et mettons fin à tant de naïveté ! Ce n'est pas parce qu'une conjonction de discours a entrepris un patient travail de lobotomisation de nos sociétés (occidentales) qu'il faut souffler encore plus vite dans la direction qu'a pris le vent... Pour en revenir à l'art martial (individuel), et si l'on veut bien se placer sur le plan de l'effet terminal de la mise en pratique de cet art (l'efficacité), qu'est ce qui est le plus important ? Le look de la technique ? Les supposées vertus internes qu'elle peut procurer ? Ou, très pragmatiquement et en premier, sa chance de réussir confrontée au monde " réel " (qui est toujours un sacré prisme déformant pour l'esthétique de ladite technique...) ? Un art martial doit avant tout rester " authentique "... ce qui veut dire être capable d'amener celui qui lui confie sa survie au résultat qu'il est en droit d'en attendre. Sur le terrain. C'est pourquoi, pour rester dans cet authentique, il faut parfois modifier, changer, chercher, imaginer des situations inédites jusque là, adapter, évoluer... Mais point n'est besoin de vider le bébé avec l'eau du bain ! Il y a bien des choses qui " marchent " dans les techniques anciennes, parce qu'elles sont " justes ". Il faut donc les conserver. Mais pas seulement : s'il est vrai que le savoir-faire (Bujutsu, Bugei : efficacité du geste) doit amener à un savoir-être (Budo : acquisition d'un comportement), et c'est le sens premier des arts martiaux " traditionnels " (qui méritent bien de se transmettre avec cet objectif là), pourquoi ne pas admettre que l'actualisation du savoir-faire n'est en rien un obstacle au maintien du cap sur le même savoir-être ? En quoi un art réellement " martial ", ainsi revu, désireux de tenir compte dans la pratique des interpellations et des pertinences du présent, démériterait-il ? Choquerait-il... ? A toutes les époques de sa longue histoire, il en a toujours été ainsi, pour les concepts comme pour les " maîtres " censés l'incarner... La démarche serait-elle aujourd'hui scandaleuse, l'évocation du " martial " apparentée à un " gros mot " ? Nous sommes dans un monde qui ne fait de cadeau à personne. Et qui évolue, de plus en plus vite, dans tous les domaines. Pourquoi en serait-il autrement dans celui du combat ? Pourquoi continuer à ne concevoir cette perspective que dans un cadre balisé par tous les gardes-fous des techniques traditionnelles, " soumises à conditions " (les règles, en dojo), dans des milieux protégés de la violence extérieure ? Car ce qui y est pratiqué manque souvent de (vraies) réponses aux besoins du monde réel. Où la violence déferle selon d'autres schémas. Raison pour laquelle beaucoup de " battants " s'en détournent... L'efficacité ? Tous ceux qui peuvent parler d'expérience de terrain le diront : elle est, au mieux, à 15% dans la technique apprise, à 15% dans la manière d'exécuter cette technique le moment venu, et à... 60% dans l'esprit de combat. Ce qui est vrai avec ou sans armes. Restent 10% pour la chance... Alors, que valent tous ces discours dogmatiques sur l'efficacité d'un style par rapport à un autre, d'une technique par rapport à une autre, sur fond de querelles d'experts et de gourous ? 60%, c'est l'esprit...

Bien au-delà des querelles de styles

Les techniques vraiment efficaces sont partout, dans tous les styles, toutes les méthodes, anciennes ou modernes. Encore faut-il les reconnaître dans tout le reste... Le débat sur l'efficacité, en dehors de toute raison commerciale (que je ne veux même pas évoquer ici), vaut-il bien que l'on se prenne la tête pendant des années et des années de pratique? Quant au contrôle de ce que l'on fait dans une confrontation avec l'autre, et à la volonté de respect de l'intégrité physique de ce dernier dès lors que la menace est écartée, que deviennent-ils dans ces inutiles et scandaleuses manifestations de violence gratuite, en démonstration sur un adversaire-partenaire une fois à terre ou déjà totalement soumis? Sinon flatter l'ego de celui qui a déjà le dessus...? Et puis, même un contrôle doit rester réaliste. On aurait probablement quelques surprises en combat réel... Mais il vaut mieux continuer à discuter du sexe des anges, comme ça tout le monde aura (en partie) raison... et tout le monde pourra continuer à exister dans un monde " martial " où le fait de s'infliger quelques douleurs à l'entraînement évite de penser qu'on pourrait risquer plus grave dehors. Je veux dire par là que l'art " martial ", le vrai, celui qui enseigne qu'un combat de survie n'est jamais " beau ", et que l'important est de gagner (et là, la manière " traditionnelle " de faire a quand même quelque souci à se faire...), cet art martial là commence à nous être totalement étranger. Même en poussant des Kiai sur un tatami, même en foudroyant le partenaire du regard (!), on reste dans une pâle copie de cet esprit qui doit porter la technique dans un combat réel, qui ne peut se développer que dans le cadre de séquences d'entraînements sous stress (qui ne sont pas exactement ce que l'on a l'habitude de voir dans une pratique classique). Et qui peut certes choquer par son expression de violence (rappel: contrôlée!). Mais il en va du mental comme du corps: cela s'entraîne, se formate en fonction d'une optique précise. Une prestation harmonieuse et esthétique n'est pas exactement ce qu'exige une problématique de survie, au moment crucial. Or l'ancien art " martial " se réclamait à la base de cette problématique là, parce que le monde dans lequel il se développait, à coup d'oppositions mortelles, ne laissait à chaque fois en place que le meilleur. Peut-on sincèrement lui comparer les performances de sa descendance martiale actuelle? Pratiquée dans un monde soigneusement balisé et protégé autant par les théories sur les bienfaits " internes " de la pratique que par l'habile isolement dans lequel on tient celle-ci dans un contexte social où son utilité de terrain n'est plus vraiment une option? Nous évoluant aujourd'hui, c'est bien connu, dans une société hyper protégée... Ce qui semble rassurant et permet de continuer de baigner en toute bonne foi dans un océan de naïveté. Dur peut être le réveil.

L'art martial marginalisé mais pillé... 

Alors... pratiquer encore de nos jours dans une optique " de guerre ", ce serait pour quoi faire, donc ?... Quel besoin dans une société où tout est pris en charge ? Une civilisation avancée où il faut, justement, bannir tout idée d'affrontement hors la sphère du ludique, défouloir autorisé de violence ? Tenir un propos venant à contre sens est choquant. Lorsque l'Homme n'a plus jamais à répondre à des défis qui poussent ses possibilités à l'extrême, lorsqu'il est systématiquement pris en charge pour tout et son contraire, au gré des modes et des manipulations, ses capacités de réaction à l'adversité (sous toutes ses formes) s'érodent vite, et disparaissent pour le laisser dans un état de dépendance absolue. Une évidence oubliée. Il en va ainsi pour une pratique certes à connotation martiale, mais simple gestuelle sans véritable esprit de survie (pas d'enjeu suffisamment important pour le solliciter). Mais pourquoi donc encore pratiquer dans un esprit vraiment " martial ", puisque cela ne doit plus servir à rien ? Bien au-delà du débat de son utilité de terrain, parce que la Tradition a toujours vu dans cet esprit là le meilleur moyen de déboucher sur l'esprit du non-affrontement, de la victoire par la paix... En tant que Budoka, quelque chose, par dessus tout, me gêne. A l'heure où tant de soi disantes nouvelles techniques de combat, estampillées (à tort ou à raison) du label d'efficacité de terrain " prouvée ", viennent se servir sans honte dans l'immense panel des techniques des arts martiaux classiques, comment les adeptes de ces derniers ne voient-ils pas que dans ces milieux là on mord la main qui a nourri (en taxant un peu vite ces arts de ringards) ? Ce qui va finir par les déconsidérer complètement pour ne leur laisser qu'un label ludique et les maintenir définitivement dans une mouvance sportive appauvrissante, ou les cantonner à la sphère du business-spectacle ? Comment les pratiquants d'arts martiaux classiques peuvent-ils accepter un tel pillage sans réagir, sans relever le défi technique en entrant dans cette arène où bouillonne la modernité ? Et ceux qui les dirigent ? Et leurs Sensei...? L'atonie générale est-elle déjà si grande ? Et que l'on me dise pourquoi on utilise dans ces nouveaux milieux " martiaux " des repères de progression volés de la Tradition pour en habiller des ambitions qui n'ont rien d'autre que de sportif, au mieux ? Des graduations japonaises pour des techniques de commando, des ceintures de keikogi portées sur des tee-shirt,... Ce n'est pas un peu fou ?? Pillage et transfert, à peu de frais...

Une question d'authenticité de la pratique 

Le temps est venu, où l'on peut se poser tout simplement la question aussi bien de l'authenticité que de la finalité de ce qui se pratique à grand renfort de sueur dans nos dojos. Art " martial "... A supposer que l'on ait encore le droit d'y penser, une telle pratique, ce serait pour quoi faire ? Quelle intention cachée ? Serait-ce vraiment " pour rien " (en fait, retour à l'idéal de tout art martial, développé à outrance, mais enseigné de sorte à faire éviter le combat) ? Pour " rien ", dans notre monde de compétition et de promotion de l'individu ? Est-ce seulement encore crédible ? Et moi qui y crois pourtant, je finis par me dire que je me compliquais bien la vie, à tenter de sensibiliser les pratiquants de ces arts martiaux, que j'ai quand même vu évoluer sur plus de 50 ans, à ce qui existait avant que ne soit galvaudé et détourné le qualificatif de " martial ". Qui donnait à sa pratique toute sa richesse et tout son sens. Pourquoi encore m 'acharner à vouloir expliquer que la défense d'une conception moderne d'un art martial, dont la vision actuelle ne peut se contenter de ce qu'il a été par le passé, n'a rien d'iconoclaste ? Que ma " Voie Tengu ", qui s'inscrit dans cette volonté, tente seulement de retrouver un comportement dans la dimension qu'il avait au temps jadis (ce temps des " vieux maîtres " dont les histoires nous plaisent tant), à partir de 90% de techniques classiques à main nue et, au plus, 10% de techniques et de concepts revus en fonction d'une réflexion moderne ? Qu'il s'agit d'un comportement qu'il faut retrouver, puis préserver, de toute urgence, bien au-delà d'une stérile querelle de styles et d'intérêts ? Chaque pratiquant peut retrouver un comportement " martial " à travers une forme " Tengu " illustrée avec les " armes " (!!) de son style. Juste pour que, dans la mémoire collective de l'humain, l'art " martial " continue d'exister, donc d'évoluer, en restant toujours conforme aux vrais besoins de son temps (ce qui est aussi une manière d'honorer le message de la Tradition). Un art qui ne serait pas gravé dans la pierre une fois pour toute, par des générations passées auxquelles il est de bon ton d'attribuer toutes les vertus et toutes les capacités de réflexion intelligente, qui se seraient perdues depuis. Ce qui serait réduire l'art " martial " à une pièce d'archéologie.

Demain... une pratique suspecte ? 

Tel est l'enjeu, le problème de la survie, possible et autorisée, d'un véritable art " martial " en ce début de XXIe siècle ! Pas si facile d'en parler sans détours, dans un monde où l'on ne sait plus appeler un chat un chat. Où l'on se concurrence à trafiquer le sens des mots. Pour avoir une toute petite chance de faire bouger les choses, il faudrait (beaucoup) moins de pratiquants acculés au fond de leurs certitudes, qui refusent toute remise en question d'un savoir-faire qui leur assure sans risque un savoir-être suffisant pour leur vie quotidienne (une position honorable, pourquoi pas), et souvent aussi pour leur ego (et là c'est beaucoup plus grave...). Il faudrait davantage d'entre eux à accepter de sortir d'une vision focalisée de ce qu'ils pratiquent. Et à savoir encore que Budo comme Bugei sont des mots habités d'un sens... Il y en a certes quelques uns encore, ici et là-bas... Mais ce ne sont pas ceux dont on parle le plus. Il ne faut pas rêver... Nous ne sommes qu'au début de ce siècle... Les choses vont vite dans nos sociétés et demain déjà, peut-être, sera-t-on suspect dès lors que l'on pratiquera une gestuelle martiale sans alibi sportif ou traditionnel... Il y a 150 ans le Tode d'Okinawa se pratiquait la nuit, loin de toute habitation, loin des curieux... Faudra-t-il pratiquer demain systématiquement hors d'un dojo pour rester " vrai " dans sa démarche ? L'histoire repasse souvent les mêmes plats, contrairement à ce que l'on prétend, mais nous avons si peu de mémoire! " L'homme est un loup pour l'homme " est une formule, maintenant connue, du philosophe Thomas Hobbes (3). Il reste et restera toujours un loup... qui peut en douter ? Ce qui me rappelle que ce siècle connaît effectivement déjà d'autres interrogations bien plus décisives pour l'humanité que la forme de notre pratique en dojo ! Ce qui n'est pas une raison pour laisser celle-ci se vider de son sens. Mais voilà que je reviens encore sur un discours, décalé, comme on dit, que je tiens depuis trop longtemps. Le temps est donc venu pour moi de faire une pause... après avoir remercié tous ceux qui m'ont fait part de l'intérêt qu'ils ont eu à me suivre dans ces " Matières à réflexion ". Quant à ceux qui n'aiment pas mes prises de position abruptes et dépourvues de tout sens diplomatique, j'imagine qu'ils en seront ravis...

(1) Extrait de l'ouvrage " Tengu, ma voie martiale " (R.Habersetzer, Editions Amphora).

(2) Voir ma réflexion sur " Budo ? Budo-sport ?... plus qu'une nuance " et les mises en garde revenant dans tous mes manuels !

(3) Philosophe anglais (1588-1679)

(Photos: Denis Boulanger et Ed.Amphora)

 

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