Décoder les traces laissées....

(Cette réflexion de Shihan Habersetzer a paru en introduction à la seconde partie de son étude sur « Les 32 formes de l'Empereur Song Taizu » dans le magazine « Art et Combat » N°5 de cet été. Elle peut être largement étendue à d'autres sujets sur lesquels peuvent s'interroger les pratiquants d'arts martiaux traditionnels).

Et si une importante part (pour ne pas dire la plus importante...?) de l'idée que nous avons aujourd'hui des arts martiaux dits « traditionnels », et par conséquent de toutes ces spéculations que nous développons à leur sujet, venait d'un défaut d'appréciation de ce qui a été transmis jusqu'à nous...? Cette interrogation m'a submergé alors que je passais en revue, une fois encore, les 32 postures attribuées à l'Empereur Song Taizu. Et, comme je crois qu'elle mérite d'être posée, c'est bien en introduction à ce que nous faisons remonter ici d'un très lointain passé qu'il convient de le faire.

Dans notre culture contemporaine, nous avons, pour le moins, fortement tendance à mesurer  le monde d'antan à l'aune de ce que nous en percevons aujourd'hui (et pouvons percevoir dans notre environnement, mode de pensée, etc..). Parce que de procéder ainsi nous arrange... Nous voulons « lire » le passé avec les outils d'analyse dont peut disposer une pensée actuelle. En nous basant sur des critères qui n'ont plus forcément, du moins dans leur totalité, cours aujourd'hui. Ceci est un phénomène général, et normal, que soulignent les historiens. Il en a toujours été ainsi... et dans tous les domaines (ainsi ces cathédrales que nous admirons pour le dépouillement de leurs pierres, alors que celles-ci étaient à l'origine rehaussées de peintures vives !).

Concernant notre vision du passé de cet Extrême-Orient qui nous passionne, que pouvons nous vraiment dire, et croire, de tous ces hommes des siècles passés, Samouraï, Ronin, experts, Sifu et maîtres de toutes sortes ? Qu'adviendrait-il d'eux s'ils étaient brutalement ressuscités au début de ce siècle ? Quel regard porteraient-ils sur nos recherches dans la science du combat ? Et à l'inverse, si nous pouvions nous télétransporter à quelques siècles de là, comment verrions nous évoluer, penser et agir dans leurs temps, ces hommes que nous sommes portés à aduler aujourd'hui ? Ne regretterions-nous pas, souvent, le « détour »...? Car baignaient-ils dans les mêmes problèmes, étaient-ils confrontés aux mêmes tentations, aspirations, possibilités ? Comment ces héros du temps passé auraient-il réagi à cette brutale transfusion de « modernité » ? Etaient-ils si différents de nous, pour résister à tout ce que nous pourrions leur proposer, suggérer, apprendre aujourd'hui... ? Les moyens fournis au combattant d'antan dans un environnement différent pouvaient-ils être les mêmes que ceux dont il disposerait aujourd'hui ? Dans un contexte sans cesse changeant ? Où, par exemple, un seul individu, pratiquement sans entraînement, est capable, tant l'arme mise à sa disposition peut être « de destruction massive », de réaliser un désastre humain incomparablement supérieur à « l'efficacité » en combat du meilleur des experts de boxe chinoise ou d'art martial japonais (on n'est pas au cinéma...) ? On dira que l'esprit est essentiel dans le combat. Certes. Mais je dirais plutôt que l'esprit sans appui de la technique (donc du matériel) n'a jamais suffi. Oui, je sais, il y a ces légendes, belles et tenaces... Et encore ceci : combien d'experts japonais ou chinois n'ont-ils semé le doute auprès de pratiquants qui les suivaient en confiance en glissant un jour ou l'autre dans leur discours que ces derniers avaient beau progresser, ils ne pourraient, finalement, avoir complètement accès à l'essence Budo ou Wushu tout simplement parce que... les langues japonaises et chinoises ne leur  permettaient que des traductions approximatives de concepts qui ne pouvaient que leur échapper dans toute leur dimension de culture « locale »... (ce qui, soit dit en passant, est une curieuse manière de récompenser la confiance qu'on avait pu mettre en eux). Puisque les façons de « dire » sont différentes, dès le départ, que dire alors des façons de « faire » sur l'axe du temps et en fonction des réalités géographiques... ? Il ne faut jamais, en rien, écarter l'importance du contexte d'apparition et de développement... Il y a bien un déterminisme de temps et d'espace.

Je voulais simplement poser ici une question fondamentale pour nos credo actuels, nos parti-pris, nos oppositions, nos visions différentes, dès lors que nous entamons le débat « arts martiaux ». Est-ce être iconoclaste rien que de la poser ? Revisiter l'Histoire, avec un esprit libre et ouvert, est le plus souvent source d'étonnements (signe de jeunesse...) et de sévères remises en question (preuve d'honnêteté intellectuelle...). Je l'ai si souvent fait, en tant qu'enseignant d'Histoire pendant 40 ans, que j'ai ma petite idée là-dessus... Bien entendu, il ne s'agit ni de schématiser, ni de simplifier. Mais relativiser, avec prudence, serait déjà bien... Attention aux « faux bunkai » ! Attention à vouloir à toute force faire entrer aujourd'hui quelque chose dans un cadre conçu à et pour une époque où il était, en toute bonne foi sans doute, impensable que ce cadre put un jour s'avérer trop petit. Cela est vrai pour la « boxe de l'empereur Song Taizu » comme pour tout le reste. C'est pourquoi je voulais le souligner avant que ne soit entamée dans les pages suivantes cette seconde partie de son étude. Mais, une fois de plus, je concède très volontiers que cette vision des choses n'engage que moi. Si elle peut cependant déranger quelque part, interpeller quelques certitudes, voire outrer quelques autismes pathétiques, je dirais plutôt « tant mieux » que « tant pis », car certains rendez-vous essentiels de l'art « martial » avec l'Histoire sont à ce prix... Ce n'est qu'ainsi qu'il survivra... « utile ».

 

Voici donc les 16 dernières postures du « Canon de la Boxe » du général Qi Jiguang. Chacun pourra en avoir sa propre vision. Assumer son propre choix d'interprétation. En cette matière, le panel du décodage possible est bien plus large que ce que suggèrent quelques dessins de simple facture. Il faut agir avec prudence et raison. Je crois quant à moi que l'essentiel est que ces techniques lointaines soient conservées telles quelles, dans leur écrin d'origine... « brut de décoffrage » ! En prenant soin de ne rien abîmer définitivement par des conclusions hâtives et peut-être commodes, simplement parce qu'on a rapidement vu sans avoir su regarder. Ce sont des fondamentaux... Le général ne dit-il pas clairement dans son introduction : « Il faut d'abord se familiariser avec les 32 formes avant d'avoir accès aux 8 méthodes (de combat), comme il faut d'abord savoir correctement seller son cheval avant d'apprendre à galoper » ? Juste une mise en une selle, donc... Juste les gammes, avant de pouvoir jouer la vraie musique...

 

Et, voici également, en rappel, ce vieux proverbe de l'Okinawa-te : « Le Kata est fixé, la technique est fixée, mais si vous ne connaissez pas la manière de changer la technique, rien n'est utilisable » ...

Ou encore cette mise en garde du célèbre Maître de Kyudo, Anzawa Heijiro (1887-1970) : « Celui qui se polarise sur la technique perd la Voie » ...

Les « vrais » maîtres de la Tradition, si souvent citée à tort et à travers, pouvaient-ils être plus clairs dans leur message... ? Pourquoi donc la très grande majorité des pratiquants « traditionalistes » actuels ne veulent-ils pas le comprendre... ? Que craignent-ils... ?

(cités dans « Tengu, ma voie martiale », de R. Habersetzer, Amphora 2007, un ouvrage qui ouvre de larges pistes de réflexion sur la question, et propose une évolution nécessaire à la survie de « l'art » véritablement « martial »...)  

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