" La fibre réactive ", par Sensei
Habersetzer
Une présentation du concept " Tengu ", qui insiste sur un point de comportement essentiel, vient de paraître dans " L'officier neuchâtelois " du mois d'octobre 2006 (organe officiel de la Société neuchâteloise des officiers, une revue de l'armée suisse dont la rédaction est assurée par Ivan Keller, Sensei du Shugyo Dojo (CRB) de La Chaux de Fonds). Elle ne s'adresse pas seulement aux Budokas dans leurs Dojos ... |
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Dans une société de plus en plus assistée, donc dépendante et fragilisée, dont la grande majorité des acteurs ne se rend pas encore bien compte du prix qu’elle va finir par payer pour tant d’acceptations tacites en échange de quelques semblants de gains de confort, certains discours ont du mal à se faire entendre, voire ne passent déjà plus. Par exemple, celui qui consiste à faire prendre conscience qu’un homme libre, et qui veut le rester, ne peut accepter n’importe quoi. Qu’il y a parfois devoir de résistance et d’engagement face à tant d’entreprises qui se rejoignent dans la volonté d’uniformisation de la pensée, ce formatage mental dans un " politiquement correct " qui ruine lentement mais sûrement la liberté d’expression comme toute velléité de vivre sa différence. Je ne veux prendre pour exemple que ce que j’ai pu constater dans l’évolution des arts martiaux, un domaine dans lequel je vieillis depuis 49 ans de pratique. Il s’y reflète bien la tendance générale. Que j’ai vue venir, que j’ai souvent dénoncée, et qui submerge maintenant un milieu savamment conditionné par le discours abêtissant de medias complices d’une véritable déculturation qui profite à quantité de décideurs en la matière Ceci expliquant cela. J’y déplore en effet la perte de la " fibre réactive ", face à l’adversité, en général, ou face à une menace précise et ponctuelle. Je veux parler d’une confrontation brutale avec un défi vital, qu’elle soit d’origine humaine, animale, ou encore naturelle, que personne ne peut exclure même dans une société qui se veut protégée, et qui exigerait une fulgurante montée en puissance de la volonté de refus, et de l’énergie capable d’y faire face. Cette puissance de réaction, instantanée, farouchement déterminée, cependant circonstanciée, c'est-à-dire reposant sur une analyse humaine et non sur un réflexe primaire, n’existe plus dans les Dojo d’arts martiaux classiques tels qu’ils se développent aujourd’hui. Où, du coup, la répétition de techniques de combat est devenue obsolète, pas bien réaliste, et donc de peu d’utilité quand on considère leur raison d’être même… Je veux bien entendu évoquer ici une pratique " martiale ", non cette gesticulation d’origine martiale, dérive sportive qui peut s’accepter à condition qu’elle ne prétende pas être une réponse aux challenges possibles dans un monde " réel ". Pourquoi évoquer le problème ici ? |
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Parce que je dois à la pratique complémentaire du tir de combat une salutaire prise de conscience qui m’a par chance évité de ronronner dans des certitudes jusqu’à la fin de ma vie. En créant en 1994 l’Institut Tengu, j’ai voulu donner un cadre à une nouvelle pratique martiale, largement ouverte sur la synthèse, toujours perfectible, du combat à main nue (de type Karaté, Ju-jitsu) et du combat avec arme intermédiaire (bâton, tonfa) ou avec arme létale par destination (arme de poing). Dans le concept tout au moins, la pratique dans ce dernier registre n’étant bien entendu accessible qu’à ceux qui sont y légalement autorisés, et hors d’un Dojo. Ce n’est pas le problème. Le problème auquel je suis confronté dans le domaine pourtant dit " martial ", qui est le mien depuis près d’un demi-siècle, est la difficulté d’acceptation de ces " Techniques Intégrées de Défense Personnelle " (T.I.D.P) de mon concept " Tengu ", issu d’une réflexion menée depuis une quinzaine d’années en Dojo comme en stand de tir dans le but de dessiner les contours d’un comportement de combat actualisé en fonction des impératifs et des moyens de notre temps. Or tenter d’ouvrir à cette prise de conscience réaliste est apparemment une révolution dans l’esprit du Dojo " traditionnel " ! Pourtant, la Voie Tengu (" Tengu-no-michi ") ainsi tracée ne fait évoluer le pratiquant que dans une optique de défense obligée (contre-mesure engagée en réaction à une agression reconnue et incontournable), ce qui est dans la droite ligne des anciennes écoles de Budo, fidèle aux principes fondamentaux de tous les styles (Ryuha) sérieux. La seule raison d’être du concept et de la pratique " Tengu " est en effet de : - mettre le plus rapidement possible fin à l’agression, la stopper, la neutraliser (ce qui n’est pas obligatoirement en détruire la source, mais l’endiguer…). L’impératif est " d’arrêter la lance ", de s’interposer à la violence (sens premier de Bu-do, en japonais, ou Wu-shu, en chinois). - l’empêcher de reprendre, donc non seulement la maîtriser dans l’instant mais maintenir un contrôle tout le temps nécessaire pour écarter définitivement toute reprise possible du danger (ou passer le relais à un intervenant extérieur, par exemple, dans la rue, à une autorité de police). Le seul but des T.I.D.P., à main nue ou avec arme additionnelle, l’arme n’étant jamais que le prolongement de la main, elle-même exécutrice d’une volonté, est donc de neutraliser à coup sûr sans en arriver à une extrémité inutile, disproportionnée et condamnable. Ce qui est un objectif parfaitement légitime (volonté de survie, nécessité de contrôle de la violence, assistance à personne en danger), dont il convient de se faire une conviction intime afin d’être vraiment prêt à agir instantanément dans l’espace de liberté techniquement et mentalement défini et assumé le moment venu avec tout le sang froid que cela exige. Ce choix éthique doit être fait clairement par chacun, bien avant que le problème ne risque un jour de se poser, quitte à faire des révisions périodiques de sa position. L’essentiel restant d’être prêt, à chaque instant, et " avant ", au cas où…Donc d’être capable de déclencher instantanément sa " fibre réactive ", au mental comme au physique, pour faire face. Suivant une ligne qui ne peut être plus claire: " refuser de se battre, refuser de subir ". En pratique, la " réponse Tengu " à la problématique martiale (perspective, précise, d’une confrontation avec un enjeu réel) repose donc sur deux sources de préoccupation majeures : acquérir des gestes simples, dans un registre technique classique (il n’y a plus rien à inventer dans ce domaine, n’en déplaise aux chantres de tous ces nouveaux systèmes, plus ou moins exotiques, mis en avant ces dernières années) pour un comportement " nécessaire et suffisant ", des gestes que l’on sera capable, le moment venu, de mettre au service de choix d’options clairement prédéfinies afin de pouvoir faire face aux incontournables aspects émotionnels qui vont perturber le fonctionnement mental et physique normal lors de l’irruption brutale d’une violence extérieure. Soit la recherche d’un comportement dans une unité mental/physique guidée par un concept que j’ai défini par l’acronyme A.D.E.M. pour APPRECIATION (réelle et circonstanciée de la situation, ce qui suppose une perception " juste "), DECISION (de la " réponse " la mieux adaptée à la situation. On " engage " ou on décide de se retirer. C’est le début de la formulation d’une contre-mesure intelligente, responsable et contrôlée), ENGAGEMENT (d’une action voulue. Il convient de se faire une conviction intime de la légitimité de la contre-mesure : ne pas subir ! C’est le stade de la mise en oeuvre de l’ensemble des ressources physiques et mentales mobilisées pour un affrontement, utilisant des techniques avec ou sans recours à des objets, armes de fait ou par destination, dans un espace-temps délimité. Le geste technique doit être le prolongement d’une véritable décision mentale, sur fond d’explosion d’énergie, qui se dit Ha-kei dans les arts martiaux japonais, ou Fa-jing dans les chinois. Explosion, contact, contrôle), MOBILITE (du corps, des yeux, de l’esprit, stade du " suivi mental ", où l’on retrouve l’esprit du " bouger-tirer-communiquer " et du " balayage visuel" (scanning-searching) en tir, en gardant présent le " sentiment de la distance "). Le tout à partir d’une " garde Tengu " à main nue qui rappelle de très près, et ce n’est pas un hasard, une position de contact ou de tir en position weaver, déclinée en fonction de la distance séparant du danger et de la nature de ce danger. Pour les défenseurs du " tout martial " (rien de possible hors le port du Keikogi dans un Dojo…), simplement suggérer un tel emprunt est un comportement iconoclaste... La compréhension de cette tentative, donc l’intérêt qui lui est porté, est nettement plus marquée chez les pratiquants de la NTTC ! Ce dont je ne peux que me réjouir. Avec les réserves d’usage, car rien ne s’improvise, ni dans un sens ni dans l’autre. Le lien entre une volonté d’action, ou de non-action, à main nue ou à main armée reste l’entraînement de cette " fibre réactive ", de cet " esprit d’intervention ", en contre de quelque chose qui oblige à réagir pour survivre, et uniquement dans ce cas. Avec vitesse, précision, efficacité, mesure. Une telle attitude (intérieure), générant un tel comportement (extérieur), reposera toujours sur une ligne mentale, qui vient bien avant le type de moyen utilisé, étant évident que la première sera d’autant plus forte qu’elle sait que le second existe. La réponse n’est jamais dans la technique seule, ni à main nue ni à main armée. C’est ce qu’il faudrait toujours garder présent à l’esprit lors de toutes les formes de préparation ou d’entraînement, que ce soit dans les circuits enseignant la self-défense à main nue ou dans la formation des personnels armés. Sous peine de comportements irréfléchis et coupables, et aussi….de cruelles désillusions ! Au-delà de ce que peut apporter la satisfaction d’une quittance immédiate au Dojo comme au stand, l’entretien de la " fibre réactive ", dans des contours intelligents et précis, est pour les uns comme pour les autres la meilleure assurance de pouvoir également faire face en homme ou en femme responsable à toutes ces autres " choses de la vie ", qui ne se rencontrent ni au Dojo ni au stand…Au-delà d’un utilitarisme premier, éventuel, la " Voie Tengu " est bien plus encore dans mon esprit une " Voie de l’Homme ".
Sans l’esprit, la technique n’est rien. Aucune technique. Elle est juste un leurre, qui peut faire illusion un certain temps. Sans sollicitation de la " fibre réactive ", cette disposition intérieure qui vient d’une adhésion totale du plus profond de l’être à ce que l’on veut faire, jaillissant en un seul bloc physique et mental, il ne peut y avoir ni technique efficace ni esprit martial véritable. On s’agite alors, au mieux, dans l’irréalisme total… Or l’absolue nécessité de l’acquisition et de l’entraînement de cette fibre, qui n’est certes pas évidente à faire vibrer dans le contexte d’assistanat et de repli qui paralyse lentement mais sûrement notre société, fait partie de ces discours que celle-ci ne peut et ne veut plus entendre. Comment alors lui parler encore des moyens de " refuser de subir " ? Comment lui expliquer que le refus de réactivité crédible et immédiate même face à l’inacceptable, au nom de la condamnation de toute réaction aussitôt jugée excessive dès qu’elle s’exprime avec un peu de force, peut très vite devenir une démission, proche de la lâcheté? Qu’à terme une telle frilosité peut être lourde de conséquences ? Comment encore la convaincre que la liberté a toujours un prix ? Un prix qu’il lui faut accepter de payer, maintenant ou un peu plus tard, sous peine d’hypothéquer le choix d’existence des générations à venir ? Des questions qui me paraissent bien d’actualité. " La non-violence suppose avant tout que l’homme soit capable de se défendre " est une pensée peu connue du Mahatma Gandhi (1869-1948)… Roland Habersetzer |