Avant que le vent ne disperse les dernières valeurs du martial :
                     deux interventions de Soke Habersetzer sur le blog Amphora.
Les Editions Amphora m’avaient demandé d’être présent sur leur blog (http://ed-amphora.fr/blog/category/arts-martiaux/) pour y évoquer ceux de mes ouvrages qui restent encore à leur catalogue. Voici deux des textes que j’avais rédigés dans ce sens, en en profitant bien sûr pour souligner leur différence par rapport à d’autres ouvrages dits « martiaux » mais très orientés vers l’aspect sportif et publiés avec l’appui des fédérations respectives.
Ils ne vous apprendront rien…dans la mesure où mon discours reste le même depuis mon premier ouvrage paru chez Amphora en…1969 ! Mais je me suis décidé à me remettre sur l’ouvrage afin que, avec le temps qui passe et la pression d’une société qui achève de sacrifier ses valeurs au nom du tout-compétitif, les nouvelles générations de pratiquants aient encore l’occasion de découvrir que ce qui est arrivé à toutes ces « gesticulations d’origine martiale » était programmé depuis longtemps, et que certains messages d’alerte n’avaient pas manqué. Dont les miens… Ce qu’elles en feront sera désormais leur affaire. J’ai (très) largement fait ma part.
Pour que perdure la mémoire martiale
(à propos de l’Encyclopédie des Arts Martiaux »)

 
            Dès les premières années de ma pratique, j'ai été très rapidement heurté par la dilution des arts martiaux en clones sportifs, notamment par celle du karaté (on parlait dans les années 1970 encore de Karate-do). Je n'ai cessé d'écrire, des pages, des articles, des chapitres, des livres, je n'ai jamais arrêté d'enseigner ma conception du martial dans nombre de dojos du monde, argumentant et démontrant, pour attirer l'attention sur le dépeçage progressif d'un concept que je n'avais certes pas été le seul à aimer tel qu'il était apparu à ses débuts. Au cours de mes presque 60 ans de pérégrinations sur la route du martial, je reste toujours persuadé que la tradition martiale garde les moyens pour nous aider à vivre, si nous savons la lire intelligemment. Et qu'il faut essayer encore de reconstituer efficacement son tissu éducatif aujourd'hui bien en lambeaux. Si on ne tente rien pour freiner cette perte de substance, contenant comme contenu seront également soufflés par le vent de l'Histoire, dans l'ignorance et l'indifférence les plus totales.
            La fantastique histoire des arts martiaux mérite de n’être ni oubliée ni dénaturée. Car elle parle des techniques mais aussi d’engagements, de passions, de souffrances, de volonté de survie, de valeurs éternelles, de haines et de trahisons aussi. Les hommes qui l'ont écrite, experts ou réels maîtres d’arts martiaux du temps jadis, souvent légendes de leur vivant, sages ou enfants terribles pour leurs contemporains, souvent hauts en couleurs, adulés ou contestés, craints ou défiés, combattants redoutables et parfois guides spirituels, tous ces hommes, et aussi quelques femmes, toujours avec leurs qualités et leurs défauts, constituent une étonnante galerie de portraits dont les pratiquants d'arts martiaux contemporains à travers le monde se réclament encore. Que ce soit en Inde, en Chine, à Okinawa, au Japon, en Corée, ou ailleurs dans tout le sud-est asiatique, on ne peut qu'être saisi par les dénominateurs communs de cette démarche martiale, produit d'une longue histoire.

            Il fallait également laisser une trace de ce patrimoine-là, aussi bien physique que culturel, des hommes. Il ne faudrait pas que s'efface un message venu de si loin, transmis à travers tant de secousses de l'Histoire, simplement parce que nous aurions définitivement accepté de le voir brouillé par une déculturation voulue par l'air du temps. Car rien n'est plus préjudiciable au futur des hommes que la perte de leur mémoire.
            C'est dans cet esprit que j'ai entrepris de regrouper dans un document-source les résultats de mes recherches, avec l'aide précieuse de mon épouse, fidèle "complice" de ma passion martiale depuis plus d'un demi-siècle et bien au fait de toutes mes interrogations en ce domaine. Afin que perdure le fil de la démarche martiale entretenue depuis si longtemps.
 
 
Karaté, bien au-delà d'un sport de combat !
(à propos de mes manuels de Karaté)

 
            Il y a une erreur fondamentale de vocabulaire. Qui est à l'origine d'une confusion qui s'installe dans l'esprit de la masse des pratiquants de "gestuelles de combat", à mesure que disparaît la connaissance réelle qu'ils peuvent encore en avoir aujourd'hui. C'est un constat qui s'imposait dès les dernières années du siècle précédent. Et, sur fond de désinformation et même de déculturation dans tout ce qui touche au domaine, cela ne va pas s'arranger. Je ne fais que me répéter à ce sujet depuis très longtemps.
            Les arts martiaux, et parmi eux le Karaté, n'ont jamais été des sports de combat. La notion de sport n'existait pas aux époques où ils ont été conçus et mis au point. Ils devaient servir à combattre pour survivre, au besoin, pas servir de cadre à un jeu, même violent, mais un jeu tout de même. Le sport de combat est un avatar de l'art martial. Une pâle imitation.
            Il y a erreur de registre. Et c'est ce que j'ai toujours voulu démontrer et illustrer dans mes livres. Il fut un temps où plus de 20 titres consacrés aux arts martiaux figuraient dans le catalogue d'Amphora, et dans tous ces ouvrages pionniers dans les années 1980-1990, j'écrivais la même chose, en l'illustrant différemment : Karaté, Judo, Ju-jitsu, Kobudo, etc... Mes textes ont toujours été clairs à ce sujet : si la ressemblance de la gestuelle est patente, l'esprit est fondamentalement différent. Mon premier titre "Karate-do" paru chez Amphora en 1969 soulignait déjà la différence d'avec ce qui pouvait en être une copie sportive.
            A la différence des techniques de combat formatées dans une direction sportive, l'art martial apprend à se battre s'il le faut, mais aussi à éviter le combat, si cela n'est pas absolument nécessaire. Il n'y a aucune agressivité de départ. Il contient au contraire un  message humain, qui en fait une véritable Voie de l'Homme. L'art martial est composé de Bu-gei (techniques pour la guerre) et de Bu-do (voie de la guerre). Les valeurs du martial tiennent du domaine éducatif, que j'ai toujours voulu mettre en avant, parce que cet objectif a toujours été celui de ma vie professionnelle. Le professeur d'histoire que j'étais a vu dans la démarche martiale un levier possible pour enseigner les valeurs dans les dojos dignes de ce nom et dont c'est la vocation par définition. Des milliers de pratiquants ont cheminé à travers mes ouvrages, où j'ai toujours clairement annoncé le sens de ce que je désirais transmettre. Des centaines d'entre eux ont eu la correction et la gentillesse de me le dire, même s'ils ont choisi par la suite la voie compétitive. Et même si des milliers de mes lecteurs ne pratiquent plus (alors que je pratique encore), quantité d'autres ont repris la pratique en dojo lorsqu'après avoir muri dans la vie, ils ont admis qu'il y a réellement quelque chose à trouver dans une pratique purement martiale. A des âges où ceux qui avaient fait le choix de la pratique sportive ne pratiquent plus depuis longtemps, coupes et médailles remisées sur quelque étagère. L'art martial, quel qu'il soit, parle de la vie et de la mort, pas d'une victoire éphémère en un temps et un lieu donné, suivant certaines règles. Chacun garde évidemment le choix de l'orientation de sa pratique, il faut juste que les choses soient claires et bien définies. Sans la présence du "do" (l'esprit de défense des valeurs de l'Homme), la problématique du combat est insuffisante, imparfaite et au bout dangereuse car sans contrôle. Sans la force et l'actualisation de "gei" (technique), l'offre d'une simple gestuelle risque de ne pas suffire. Cela est vrai pour n'importe quel style de karaté traditionnel encore pratiqué aujourd'hui. Mais aussi pour n'importe quel type de karaté sportif. A l'enseignant de tracer honnêtement le cadre de ce qu'il enseigne. Tout cadre a ses limites...

Roland Habersetzer
      Tengu-no-michi no Soke

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