Chers Amis,
J’ai bien l’intention de ne pas être trop long dans
ce que je tiens à vous dire à l’occasion de cet important
changement dans notre association du « Centre de Recherche
Budo-Institut Tengu », mais à l’heure venue pour moi de passer
la main dans une fonction que j’occupe depuis 44 ans, donc
depuis la création du CRB-IT en 1974/75, permettez-moi de
vous présenter le sentiment très personnel qui m’habite en cet
instant.
Il est évident que ce jour de mai 2019 est un tournant très
important pour moi.
D’abord parce que…dans 8 jours je passe le cap des 77
ans de vie ! Je dis bien un cap, car je sors très prochainement
et définitivement de cette catégorie d’âge que Hergé (Tintin !)
définissait comme celle des « jeunes de 7 à 77 ans » (et qui me
faisait jusque-là bien rire, puis sourire, mais aujourd’hui plus
vraiment…). Ensuite, « cap » (plus sérieusement, bien entendu),
parce que je mets volontairement fin à l’aventure de ma vie, du
moins dans sa partie qui avait toujours été essentielle à mes
yeux, celle de ma route Budo tournée vers le partage de ma
passion, une orientation qui, bien au-delà de ma pratique
personnelle, était dans mon esprit également l’objectif de
l’association du CRB, la raison même de sa création.
Sur ce point, je veux de suite préciser, et peut-être
rassurer : je parle de la fin de mon engagement pour un combat
mené « hors » du CRB-IT, non de la fin de ma passion, de ma
recherche, de ma pratique, en « interne ». Simplement, pour ce
qui est de cette « interface extérieure », ce prosélytisme
acharné en faveur de la notion du « martial », qui a pris tant
de mon temps et de mon énergie, pour un résultat dérisoire face
à ce « mainstream Budo » qui balaye tout ce qui est authentique
et mériterait d’être transmis, j’y mets maintenant fin, ainsi
que je l’avais annoncé dans mon livre « Fondamentalement
martial ». Le temps est vraiment venu ! De ce point de vue je
vais (« enfin », dirait mon épouse) prendre ma « retraite » (un
état que je n’ai toujours pas ressenti après, déjà, 17 ans
d’arrêt de ma vie professionnelle !).
Je ne vais pas reprendre ici les raisons de ce
retrait. Si vous m’avez écouté au cours de nos dernières
rencontres, et lu, vous savez déjà tout cela. Vous vous direz
sans doute que j’ai bien raison de prendre cette décision, car
vous comprenez bien la fatigue qui est venue au bout d’une aussi
longue durée dans une démarche initiée dès que j’ai noué en 1961
ma ceinture noire. Maintenant, près de 60 ans après, alors
qu’ont disparu autour de moi tant de visages de pionniers de mon
temps, et de grands Sensei, que j’ai eu la chance de côtoyer sur
la route, maintenant que ma propre ombre s’allonge devant moi
sur celle où je chemine encore, avec le soleil se couchant
derrière moi, je ne peux faire autrement que de m’interroger et
de tirer quelques conséquences de mon aventure Budo.
Je voudrais donc vous dire ici, ce soir, et le dire de
manière à ce que vous me compreniez bien, que ce n’est pas la
fatigue qui me décide à ce retrait.
Encore qu’il y aurait déjà de quoi, c’est vrai. Mais
non, c’est bien autre chose. C’est bien pire… C’est le
découragement de ne pas être arrivé à ce que cette « longue
marche » débouche sur un constat enthousiasmant. Et la tristesse
et l’amertume qui en résultent. Cela fait des années que je ne
vous cache pas que j’espérais beaucoup mieux, au bout de tant
d’efforts et de constance dans mon combat. Même si nombre
d’entre vous m’ont fait confiance pour m’accompagner dans cette
longue marche semée de tant d’obstacles et accompagnée de tant
de contraintes et souvent de sacrifices. Du tout début de cette
aventure, il n’y a d’ailleurs plus que moi, et mon épouse… Tant
et tant de celles et de ceux qui m’ont un moment accompagné,
avec des enthousiasmes volatiles ou plus prosaïquement poussés
par des intérêts personnels vite déçus par mes positions
exigeantes et intransigeantes (jamais de place pour des
« arrangements »…), ont déserté, plus ou moins vite, plus ou
moins élégamment…M’en suis-je fais des inimitiés en tout ce
temps, jusqu’à provoquer des haines, en tous cas souvent des
jalousies…avec le cortège de défections et de trahisons
que cela a provoqué !
J’ai été blessé par tant de rumeurs, de stupidités :
si je totalisais tant d’heures de travail, en ajoutant aussi
toutes ces heures à publier gratuitement (mais oui) dans tant
de magazines (pour faire connaître le CRB et l’installer
avec force dans le paysage martial. A commencer par les années
« Budo Magazine » puis « Ronin », chaque trimestre, dont les
éditions ont été lues et appréciées hors des dojos du CRB à un
point que vous ne pouvez pas imaginer. Je tenais à ce que chacun
de mes ouvrages porte le sigle « CRB ». Tout cela au prix d’une
somme de travail qu’il m’arrive de découvrir aujourd’hui
seulement…), je peux vous dire que j’ai perçu en 50 ans de
publications des droits d’auteur absolument sans aucun rapport
avec la somme d’un travail incroyablement chronophage (et au
détriment de l’attention consacrée à la famille). Je sais que
cela en a alimenté des envies, de la part d’un tas de gens
pensant qu’un livre ça se réalise d’un coup de cuillère à pot…
Qu’il n’y avait qu’à… Mais ces envieux-jaloux-là n’ont jamais
voulu comprendre que cela n’a jamais été ma motivation ! L’idée
était de partager mes recherches, mes trouvailles, et de faire à
travers elles, connaître le CRB et intéresser à sa démarche. Sur
ce point, j’ai en partie réussi : vous n’imaginez pas, comment
le CRB a été connu et apprécié dans tant de pays du monde,
initié des envies, mais hélas jamais transformées en soutiens
efficaces. On aurait pu avoir une dynamique internationale… Je
suis quand-même fier aujourd’hui d’avoir ouvert quantités de
portes professionnelles, et avoir finalement assuré du travail à
plus d’un de mes détracteurs (dont beaucoup ont oublié…). Mais
laissons cela !
Ces publications, près d’une centaine quand-même en 50
ans, ont fait partie de ces « munitions » que je fabriquais pour
que le CRB soit entouré de respect. Ce qui fut le cas ! Comme
cette bataille menée pour la reconnaissance de nos marques et
logos auprès de l’I.N.P.I. Comme surtout, l’orientation
« Tengu » qui est, j’en suis certain, une orientation pionnière,
un jour peut-être admise, dans longtemps, mais aujourd’hui trop
ambitieuse pour ce temps de « suffisances » » et de lâchetés de
toutes sortes. Un temps où ne comptent que le clinquant, le
futile, les résultats immédiats, l’argent, sur accumulation de
mensonges et de stupidités… En 44 ans, j’ai bâti une forteresse,
délimité un pré-carré dont personne n’a osé contester ce qui
était prêt à y être défendu.
Tengu-ryu possède un contenu en avance sur son temps.
Pas seulement au niveau d’une gestuelle, mais d’une volonté de
réflexion, dont les ramifications vont loin, et d’une prise de
conscience, par une réelle voie éducative, de ce trésor qu’est
la liberté de l’Homme. Affranchi de tous les systèmes qui le
maintiennent figé dans la peur et un confort chèrement payé,
depuis toujours, au plus grand profit des prédateurs politiques,
économiques, religieux, de tous bords. Et qui fait que rien ne
bouge jamais. Ne peut jamais bouger… J’ai pendant si longtemps
enseigné l’Histoire, et réfléchi à ce qu’elle dit à celui qui
sait la lire… Aussi, dans ma tête, « Tengu-ryu » c’était… se
battre jusque-là ! Et je supporte plus que très mal
l’abrutissement qui s’installe lentement et sûrement dans nos
sociétés à l’ombre de ce que beaucoup commencent à dénoncer
comme une « pensée unique ».
Tout mon ressenti est déjà dans ces « Mémoires », qui
sont de plus en plus lues sur ce site, et parfois commentées,
sans pouvoir être infirmées sur aucun point évoqué (une suite
est d’ailleurs prévue, pour la « saison Hiver »…mais j’hésite
encore…). Je pars ce soir de la direction de notre CRB-IT en
vous laissant un stock d’éléments pour agir après moi, si vous
le voulez. Car la dynamique future de notre association ne
dépendra plus aucunement de moi. Mais tant que je le pourrai,
j’assumerai avec joie mes responsabilités de Soke du Tengu-ryu,
notamment au niveau des 2 stages annuels et de la délivrance des
grades supérieurs. Je ne vous abandonne pas ! Je ne me retire
pas du champ de bataille, mais je pense que je n’ai que trop
tardé à me retirer d’une ligne de front où j’étais trop
longtemps exposé à pas mal de feux ennemis…! Je crois que j’ai
largement gagné le droit de rejoindre l’arrière-garde !
Alors, au moment de « partir », d’une certaine
manière, je veux encore vous dire qu’il me reste la colère et la
douleur d’avoir été, finalement, obligé d’admettre qu’on ne peut
décidément rien changer aux dangereuses évolutions sociétales de
notre temps. Ne les ai-je pas annoncées et dénoncées depuis tant
d’années ! Encore qu’avec l’énergie partira aussi un jour, et
s’oubliera donc la colère. Restera à vie la douleur, une vraie
blessure de l’âme, bien au-delà d’un simple regret.
La seconde vie commence quand on se rend compte que
l’on n’en a qu’une… Il est grand temps pour moi de me retirer,
pour que cette seconde vie puisse, encore un peu, exister…
Alors….
… que soient remerciés du fond du cœur, tous ceux et
celles qui m’ont soutenu depuis tant d’années, notamment mes
experts, mes Sensei, mes responsables de dojos, les membres du
Comité Directeur de l’association, notre Webmaster, et d’autres
aussi, que je suis seul à connaître, et qui ont parfois été là,
avec quelques mots au détour d’un stage, ou quelques lignes de
courriel, lorsqu’ils ont senti que mon moral avait besoin d’eux…
Je n’oublie pas ! Je n’oublie rien ! C’est bien le problème…
A l’heure de ce court bilan, j’oublie encore moins mon
épouse, qui en a vu de toutes les couleurs dans cette « longue
marche » dans laquelle je l’ai embrigadée alors qu’elle ne
demandait rien, et dont la nature pacifique est si loin de
toutes ces images de combats et d’adversaires avec lesquelles je
l’ai obligé à vivre à travers mes livres, dans mon discours
quasi quotidien, et dans mes colères… (et dans quelques
cauchemars aussi). Je sais, et vous aussi vous savez bien, tout
ce que je lui dois. Ce que notre association lui doit.
Sans tant d’aide, sous de multiples formes, je peux
vous dire, que je me serais déjà retiré bien avant de ce que ce
« monde martial » est aujourd’hui devenu!
Je souhaite de tout cœur, vraiment de tout cœur, que
la dynamique du CRB-IT (qui ne fut pas à la mesure de ce que
j’espérais, je dois vous le dire aussi) se poursuive mieux avec
les nouveaux responsables que vous venez de vous donner. Mais je
pense que le temps est venu pour ce nouveau comité de concentrer
son action sur une mission de protection « interne », et
d’abandonner cette autre mission que je m’étais conjointement
donnée, de prosélytisme « externe ». Mener les deux de front
pendant si longtemps a fini par m’épuiser, bien inutilement.
C’est l’heure désormais de « protéger notre forteresse »…. Avec
vous qui y avez déjà choisi d’y être, et aussi ceux qui
demanderaient encore à y venir. Mais nous ne ferons plus
rien pour les chercher. S’il y en a qui viendraient encore,
quand-même, jusqu’à nous, ne les laissez pas à nos portes. Mais
soyez prêt à les refermer très vite derrière eux, à chaque fois,
pour protéger l’essence même de notre Tengu-ryu, avant qu’elle
aussi ne s’évapore dans un brutal courant d’air, dans cet air du
temps…
Alors, gardez la lampe allumée! Qu’on vous trouve,
mais seulement si on vous cherche !
Car, si tout le monde s’égare dans une surenchère qui
sévit dans les styles de combat de toutes sortes (avec des
techniques frisant parfois le ridicule, et la dangerosité, car
inapplicables dans le monde réel, mais qui se vendent si bien
dans un marché désemparé et ignorant), personne ne semble
s’inquiéter de la quasi disparition d’une valeur « martiale »
fondamentale, celle de la recherche d’efficacité qui va de pair
avec l’affirmation d’une éthique qui doit être préservée à tout
prix… C’est bien le défi relevé par le Tengu-ryu !
On dit qu’il faut soigner le corps pour que l’âme ait
envie d’y rester… On peut transposer : ainsi, de même, en ce qui
nous concerne, il convient d’actualiser sans cesse les
connaissances techniques du combat parvenues jusqu’à nous, pour
que survive sans s’appauvrir ni se dénaturer l’âme même de la
Voie Martiale. Il faut donner au martial une autre, nouvelle,
lisibilité, plus attrayante pour les nouvelles générations, car
ancrée dans notre temps. Celle qui lui donnera quittance
effective dans le monde réel, tout en continuant à nourrir
l’imaginaire à travers ses vécus internes, car il est dit aussi
que sans matière à rêve motivant l’homme ne progresse plus.
Cette prise de conscience est de la responsabilité de
tous ceux qui se disent cheminer sur la route proposée par une
vision entière de « l’art martial ». Que n’ai-je essayé de faire
passer ce message !
Et c’est sur un dernier rappel de ma vision du martial
que j’aimerais conclure.
La différence, essentielle, que propose Tengu-ryu
Karatedo, et qu’il faut toujours et partout rappeler avec force
et conviction, est que la technique s’y inscrit toujours
dans une ligne éducative, à l’ancienne, tout en adaptant ses
techniques au monde réel, actuel. Soit le Bujutsu, certes,
mais le Budo d’abord, encore !
« Un engagement techniquement et moralement très
difficile » dit ce commentaire d’un lecteur paru sur Amazon à
propos de mon livre « Tir d’Action », et qui pourrait en fait
définir l’ensemble du Tengu-ryu. Et cela est vrai chaque
jour un peu plus, avec cette évolution sociétale balayant
allègrement tous les repères et l’isolement du Ryu dans sa forte
différence. Dans le rappel des valeurs d’une Tradition
responsable, et dans sa volonté d’engagement, d’action et de
transmission éducative dans l’actuel et le futur, Tengu-ryu
mérite de vivre et de survivre dans le fol emballement de notre
temps ! Merci d’y croire encore. Quand-même….
Je vous passe le flambeau et passe quant à moi à
l’arrière-garde…
Merci d’avoir été et d’être là !
Merci pour ces années de bonheur !
Et merci à tous ceux qui ont rendu ce soir possible
cette belle fête dans la convivialité et l’amitié.
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Soke Roland Habersetzer
(Président-fondateur du CRB de 1974 à 2019)
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