Assemblée Générale du 18 mai 2019,
                                               une page tournée...

 

          Une page s’est tournée lors de l’Assemblée Générale du « Centre de Recherche Budo – Institut Tengu » en ce 18 mai 2019.

          Lors du verre de l’amitié organisé à l’occasion du 55ème stage de printemps de Strasbourg, Soke Habersetzer, Président-fondateur de l’association depuis 1974,  s’adressa aux invités en ces termes, en saluant Jacques Faieff et la nouvelle équipe de direction élue par l’AG. Une passation de pouvoir dans les règles, et l’ouverture d’un nouveau chapitre dans la déjà longue histoire de l’association…

          Pour des raisons de timing, Soke a écourté la dernière communication qu’il avait prévu de faire à la fin de cette première journée du 55ème stage de printemps de Strasbourg. Mais la voici dans son intégralité. Pour l’Histoire…

 

 

          Chers Amis,
          

          J’ai bien l’intention de ne pas être trop long dans ce que je tiens à vous dire à l’occasion de cet important changement dans notre association du « Centre de Recherche Budo-Institut Tengu », mais à l’heure venue pour moi de passer la main dans une fonction que j’occupe depuis 44 ans, donc depuis la création  du CRB-IT en 1974/75, permettez-moi de vous présenter le sentiment très personnel qui m’habite en cet instant.
Il est évident que ce jour de mai 2019 est un tournant très important pour moi.

          D’abord parce que…dans 8 jours je passe le cap des 77 ans de vie ! Je dis bien un cap, car je sors très prochainement et définitivement de cette catégorie d’âge que Hergé (Tintin !) définissait comme celle des « jeunes de 7 à 77 ans » (et qui me faisait jusque-là bien rire, puis sourire, mais aujourd’hui plus vraiment…). Ensuite, « cap » (plus sérieusement, bien entendu), parce que je mets volontairement fin à l’aventure de ma vie, du moins dans sa partie qui avait toujours été essentielle à mes yeux, celle de ma route Budo tournée vers le partage de ma passion, une orientation qui, bien au-delà de ma pratique personnelle, était dans mon esprit également l’objectif de l’association du CRB, la raison même de sa création.

          Sur ce point, je veux de suite préciser, et peut-être rassurer : je parle de la fin de mon engagement pour un combat mené « hors » du CRB-IT, non de la fin de ma passion, de ma recherche, de ma pratique, en « interne ». Simplement, pour ce qui est de cette « interface extérieure », ce prosélytisme acharné en faveur de la notion du « martial », qui a pris tant de mon temps et de mon énergie, pour un résultat dérisoire face à ce « mainstream Budo » qui balaye tout ce qui est authentique et mériterait d’être transmis, j’y mets maintenant fin, ainsi que je l’avais annoncé dans mon livre « Fondamentalement martial ». Le temps est vraiment venu ! De ce point de vue je vais (« enfin », dirait mon épouse) prendre ma « retraite » (un état que je n’ai toujours pas ressenti après, déjà, 17 ans d’arrêt de ma vie professionnelle !).

          Je ne vais pas reprendre ici les raisons de ce retrait. Si vous m’avez écouté au cours de nos dernières rencontres, et lu, vous savez déjà tout cela. Vous vous direz sans doute que j’ai bien raison de prendre cette décision, car vous comprenez bien la fatigue qui est venue au bout d’une aussi longue durée dans une démarche initiée dès que j’ai noué en 1961 ma ceinture noire. Maintenant, près de 60 ans après, alors qu’ont disparu autour de moi tant de visages de pionniers de mon temps, et de grands Sensei, que j’ai eu la chance de côtoyer sur la route, maintenant que ma propre ombre s’allonge devant moi sur celle où je chemine encore, avec le soleil se couchant derrière moi, je ne peux faire autrement que de m’interroger et de tirer quelques conséquences de mon aventure Budo.

          Je voudrais donc vous dire ici, ce soir, et le dire de manière à ce que vous me compreniez bien, que ce n’est pas la fatigue qui me décide à ce retrait.

          Encore qu’il y aurait déjà de quoi, c’est vrai. Mais non, c’est bien autre chose. C’est bien pire… C’est le découragement de ne pas être arrivé à ce que cette « longue marche » débouche sur un constat enthousiasmant. Et la tristesse et l’amertume qui en résultent. Cela fait des années que je ne vous cache pas que j’espérais beaucoup mieux, au bout de tant d’efforts et de constance dans mon combat. Même si nombre d’entre vous m’ont fait confiance pour m’accompagner dans cette longue marche semée de tant d’obstacles et accompagnée de tant de contraintes et souvent de sacrifices. Du tout début de cette aventure, il n’y a d’ailleurs plus que moi, et mon épouse… Tant et tant de celles et de ceux qui m’ont un moment accompagné, avec des enthousiasmes volatiles ou plus prosaïquement poussés par des intérêts personnels vite déçus par mes positions exigeantes et intransigeantes (jamais de place pour des « arrangements »…), ont déserté, plus ou moins vite, plus ou moins élégamment…M’en suis-je fais des inimitiés en tout ce temps, jusqu’à provoquer des haines, en tous cas souvent des jalousies…avec le cortège de défections et de trahisons  que cela a provoqué !

          J’ai été blessé par tant de rumeurs, de stupidités : si je totalisais tant d’heures de travail, en ajoutant aussi toutes ces heures à publier gratuitement (mais oui)  dans tant de magazines (pour faire connaître le CRB et l’installer  avec force dans le paysage martial. A commencer par les années « Budo Magazine » puis « Ronin », chaque trimestre, dont les éditions ont été lues et appréciées hors des dojos du CRB à un point que vous ne pouvez pas imaginer. Je tenais à ce que chacun de mes ouvrages porte le sigle « CRB ». Tout cela au prix d’une somme de travail qu’il m’arrive de découvrir aujourd’hui seulement…), je peux vous dire que j’ai perçu en 50 ans de publications des droits d’auteur absolument sans aucun rapport avec la somme d’un travail incroyablement chronophage (et au détriment de l’attention consacrée à la famille). Je sais que cela en a alimenté des envies, de la part d’un tas de gens pensant qu’un livre ça se réalise d’un coup de cuillère à pot… Qu’il n’y avait qu’à… Mais ces envieux-jaloux-là n’ont jamais voulu comprendre que cela n’a jamais été ma motivation ! L’idée était de partager mes recherches, mes trouvailles, et de faire à travers elles, connaître le CRB et intéresser à sa démarche. Sur ce point, j’ai en partie réussi : vous n’imaginez pas, comment le CRB a été connu et apprécié dans tant de pays du monde, initié des envies, mais hélas jamais transformées en soutiens efficaces. On aurait pu avoir une dynamique internationale… Je suis quand-même fier aujourd’hui d’avoir ouvert quantités de portes professionnelles, et avoir finalement assuré du travail à plus d’un de mes détracteurs (dont beaucoup ont oublié…). Mais laissons cela !

          Ces publications, près d’une centaine quand-même en 50 ans, ont fait partie de ces « munitions » que je fabriquais pour que le CRB soit entouré de respect. Ce qui fut le cas ! Comme cette bataille menée pour la reconnaissance de nos marques et logos auprès de l’I.N.P.I. Comme surtout, l’orientation « Tengu » qui est, j’en suis certain, une orientation pionnière, un jour peut-être admise, dans longtemps, mais aujourd’hui trop ambitieuse pour ce temps de « suffisances » » et de lâchetés de toutes sortes. Un temps où ne comptent que le clinquant, le futile, les résultats immédiats, l’argent, sur accumulation de mensonges et de stupidités… En 44 ans, j’ai bâti une forteresse, délimité un pré-carré dont personne n’a osé contester ce qui était prêt à y être défendu.

          Tengu-ryu possède un contenu en avance sur son temps. Pas seulement au niveau d’une gestuelle, mais d’une volonté de réflexion, dont les ramifications vont loin, et d’une prise de conscience, par une réelle voie éducative, de ce trésor qu’est la liberté de l’Homme. Affranchi de tous les systèmes qui le maintiennent figé dans la peur et un confort chèrement payé, depuis toujours, au plus grand profit des prédateurs politiques, économiques, religieux, de tous bords. Et qui fait que rien ne bouge jamais. Ne peut jamais bouger… J’ai pendant si longtemps enseigné l’Histoire, et réfléchi à ce qu’elle dit à celui qui sait la lire… Aussi, dans ma tête, « Tengu-ryu » c’était… se battre jusque-là ! Et je supporte plus que très mal l’abrutissement qui s’installe lentement et sûrement dans nos sociétés à l’ombre de ce que beaucoup commencent à dénoncer comme une « pensée unique ».
          Tout mon ressenti est déjà dans ces « Mémoires », qui sont de plus en plus lues sur ce site, et parfois commentées, sans pouvoir être infirmées sur aucun point évoqué  (une suite est d’ailleurs prévue, pour la « saison Hiver »…mais j’hésite encore…). Je pars ce soir de la direction de notre CRB-IT en vous laissant un stock d’éléments pour agir après moi, si vous le voulez. Car la dynamique future de notre association ne dépendra plus aucunement de moi. Mais tant que je le pourrai, j’assumerai avec joie mes responsabilités de Soke du Tengu-ryu, notamment au niveau des 2 stages annuels et de la délivrance des grades supérieurs. Je ne vous abandonne pas ! Je ne me retire pas du champ de bataille, mais je pense que je n’ai que trop tardé à me retirer d’une ligne de front où j’étais trop longtemps exposé à pas mal de feux ennemis…! Je crois que j’ai largement gagné le droit de rejoindre l’arrière-garde !

          Alors, au moment de « partir », d’une certaine manière, je veux encore vous dire qu’il me reste la colère et la douleur d’avoir été, finalement, obligé d’admettre qu’on ne peut décidément rien changer aux dangereuses évolutions sociétales de notre temps. Ne les ai-je pas annoncées et dénoncées depuis tant d’années ! Encore qu’avec l’énergie partira aussi un jour, et s’oubliera donc la colère. Restera à vie la douleur, une vraie blessure de l’âme, bien au-delà d’un simple regret.

          La seconde vie commence quand on se rend compte que l’on n’en a qu’une… Il est grand temps pour moi de me retirer, pour que cette seconde vie puisse, encore un peu, exister…

          Alors….

          … que soient remerciés du fond du cœur, tous ceux et celles qui m’ont soutenu depuis tant d’années, notamment mes experts, mes Sensei, mes responsables de dojos, les membres du Comité Directeur de l’association, notre Webmaster, et d’autres aussi, que je suis seul à connaître, et qui ont parfois été là, avec quelques mots au détour d’un stage, ou quelques lignes de courriel, lorsqu’ils ont senti que mon moral avait besoin d’eux… Je n’oublie pas ! Je n’oublie rien ! C’est bien le problème…

          A l’heure de ce court bilan, j’oublie encore moins mon épouse, qui en a vu de toutes les couleurs dans cette « longue marche » dans laquelle je l’ai embrigadée alors qu’elle ne demandait rien, et dont la nature pacifique est si loin de toutes ces images de combats et d’adversaires avec lesquelles je l’ai obligé à vivre à travers mes livres, dans mon discours quasi quotidien, et dans mes colères… (et dans quelques cauchemars aussi). Je sais, et vous aussi vous savez bien, tout ce que je lui dois. Ce que notre association lui doit.

          Sans tant d’aide, sous de multiples formes, je peux vous dire, que je me serais déjà retiré bien avant de ce que ce « monde martial » est aujourd’hui devenu!

          Je souhaite de tout cœur, vraiment de tout cœur, que la dynamique du CRB-IT (qui ne fut pas à la mesure de ce que j’espérais, je dois vous le dire aussi) se poursuive mieux avec les nouveaux responsables que vous venez de vous donner. Mais je pense que le temps est venu pour ce nouveau comité de concentrer son action sur une mission de protection « interne », et d’abandonner cette autre mission que je m’étais conjointement donnée, de prosélytisme « externe ». Mener les deux de front pendant si longtemps a fini par m’épuiser, bien inutilement. C’est l’heure désormais de « protéger notre forteresse »…. Avec vous qui y avez déjà choisi d’y être, et aussi ceux qui demanderaient encore à y venir. Mais  nous ne ferons plus rien pour les chercher. S’il y en a qui viendraient encore, quand-même, jusqu’à nous, ne les laissez pas à nos portes. Mais soyez prêt à les refermer très vite derrière eux, à chaque fois, pour protéger l’essence même de notre Tengu-ryu, avant qu’elle aussi ne s’évapore dans un brutal courant d’air, dans cet air du temps…

          Alors, gardez la lampe allumée! Qu’on vous trouve, mais seulement si on vous cherche !

          Car, si tout le monde s’égare dans une surenchère qui sévit dans les styles de combat de toutes sortes (avec des techniques frisant parfois le ridicule, et la dangerosité, car inapplicables dans le monde réel, mais qui se vendent si bien dans un marché désemparé et ignorant), personne ne semble s’inquiéter de la quasi disparition d’une valeur « martiale » fondamentale, celle de la recherche d’efficacité qui va de pair avec l’affirmation d’une éthique qui doit être préservée à tout prix… C’est bien le défi relevé par le Tengu-ryu ! 
 
          On dit qu’il faut soigner le corps pour que l’âme ait envie d’y rester… On peut transposer : ainsi, de même, en ce qui nous concerne, il convient d’actualiser sans cesse les connaissances techniques du combat parvenues jusqu’à nous, pour que survive sans s’appauvrir ni se dénaturer l’âme même de la Voie Martiale. Il faut donner au martial une autre, nouvelle, lisibilité, plus attrayante pour les nouvelles générations, car ancrée dans notre temps. Celle qui lui donnera quittance effective dans le monde réel, tout en continuant à nourrir l’imaginaire à travers ses vécus internes, car il est dit aussi que sans matière à rêve motivant l’homme ne progresse plus.
          Cette prise de conscience est de la responsabilité de tous ceux qui se disent cheminer sur la route proposée par une vision entière de « l’art martial ». Que n’ai-je essayé de faire passer ce message !
 
          Et c’est sur un dernier rappel de ma vision du martial que j’aimerais conclure.
          La différence, essentielle, que propose Tengu-ryu Karatedo, et qu’il faut toujours et partout rappeler avec force et conviction, est que la technique s’y inscrit toujours  dans une ligne éducative, à l’ancienne, tout en adaptant ses techniques au monde réel, actuel. Soit le Bujutsu, certes,  mais le Budo d’abord, encore !
 
          « Un engagement techniquement et moralement très difficile » dit ce commentaire d’un lecteur paru sur Amazon à propos de mon livre « Tir d’Action », et qui pourrait en fait définir l’ensemble du Tengu-ryu. Et cela est vrai  chaque jour un peu plus, avec cette évolution sociétale balayant allègrement tous les repères et l’isolement du Ryu dans sa forte différence. Dans le rappel des valeurs d’une Tradition responsable, et dans sa volonté d’engagement, d’action et de transmission éducative dans l’actuel et le futur, Tengu-ryu mérite de vivre et de survivre dans le fol emballement de notre temps ! Merci d’y croire encore. Quand-même….
 
          Je vous passe le flambeau et passe quant à moi à l’arrière-garde…


 
           Merci d’avoir été et d’être là ! 
           Merci pour ces années de  bonheur ! 
           Et merci à tous ceux qui ont rendu ce soir possible cette  belle fête  dans la convivialité et l’amitié.

 

 

 

Soke Roland Habersetzer   
(Président-fondateur du CRB de 1974 à 2019)

 

   

  
  

  
  

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