Les vœux de Shihan Roland Habersetzer

 

" Lorsque l'éléphant s'écroule... ":
une réflexion de Shihan Roland Habersetzer
accompagnant ses voeux pour l'année 2010

 

" Lorsque l'éléphant s'écroule, ne cherche pas à le soutenir en te mettant en dessous. Mais lorsqu'il est tombé, tu peux l'aider à se relever en le poussant ", dit un ancien proverbe du Siam.

Je me suis promis à moi-même de m'en inspirer un peu pour cette nouvelle année, après l'avoir pourtant découvert il y a plus de 30 ans...(1). C'est que depuis toujours, je me suis pas mal usé à tenter de " soutenir l'éléphant ", sous le regard indifférent ou incrédule, parfois amusé voire moqueur, de tant de gens qui étaient de près ou de loin au courant de mon inlassable combat pour le Karatedo traditionnel, un combat qui n'a jamais été le leur (je veux dire jamais " vraiment " le leur). Un combat que je menais longtemps envers et contre tous (et tout), plus encore dans l'esprit que dans la gestuelle de ce Traditionnel, à partir du moment où j'ai découvert que l'obéissance aveugle à certaines orthodoxies techniques empêchait en réalité toute progression sur la Voie (on accole à ces techniques le qualificatif de " classiques ", ce qui entretient la confusion avec celles qui sont vraiment " traditionnelles ", ce dernier adjectif recouvrant en réalité un tout autre concept...). Alors " l'éléphant ", en ce temps là, je n'en avait cure... Car c'est une chose que de comprendre dans sa tête, une autre de l'admettre dans son coeur, et une autre encore de le vivre avec ses tripes...
Or voici que, dépitées par les refus successifs du Comité Olympique d'accepter leur discipline aux J.O., les fédérations si outrancièrement vendeuses d'un Karaté sportif projettent de se retourner en force vers le traditionnel et un Karaté à nouveau qualifié " de combat ", dans un incroyable mélange de styles anciens et de modes récentes... Et ce à l'échelle européenne, car il est urgent de ratisser large désormais, le but n'étant plus la constitution de cette " élite " destinée aux compétitions internationales et porteuse des ambitions nationales, car celle-ci ne peut plus être l'objectif premier dans le compte global des effectifs nécessaires à la bonne marche des dites fédérations (le Baby-Karaté, on l'avait déjà, dès la Maternelle, mais il s'agit aujourd'hui de retenir à tout prix les seniors des seniors, toujours susceptibles de cotiser eux-aussi. Et à ce niveau là, il faut servir sous l'étiquette du " traditionnel ", n'est-ce pas). Cela ressemble fort à un " drill d'urgence "...Tiens donc. Retourner sa veste, puis la retourner encore, ne fait décidément plus honte à personne. Et le " toujours tricher, toujours gagner " est devenu la seule règle, même (en particulier, sans doute) au niveau du sport dit " à haut niveau " (est-il besoin de développer... ?).

 En ces temps difficiles l'essentiel est, plus que jamais, de vendre de l'illusion, du jetable, absolument sans état d'âme. De rassembler, de retenir, à tout prix. Vite. Les voici, donc, ceux " de la dernière heure " (2), qui ont si courageusement attendu que l'éléphant se relève... Il y en a même qui parlent aujourd'hui, sur le tard et sans rire, d'un " devoir de mémoire " pour les pratiquants d'arts martiaux. Ben voyons. Je les attendais... Reconversion tardive, spectaculaire, sans nul doute intéressée, vitale même pour tous ceux pour lesquels l'exercice d'un art martial est un métier. Une obligation que je peux comprendre après tout, mais c'est la récupération sans vergogne qui m'apparaît inacceptable. En cela le simple effet d'annonce est déjà, en soi, un comble... Devrais-je en conclure que je vais finir par avoir eu raison à tenir bon depuis 40 ans malgré l'acharnement que tous ces gens là (qui étaient déjà ceux qui s'amusaient à observer de loin ceux qui tentaient de se mettre sous l 'éléphant...) ont mis dans leur volonté de destruction de la mémoire et de la culture " martiales " dont ils veulent se faire désormais les nouveaux apôtres ? Mais, cela, il ne faudra surtout plus s'en souvenir... " Avoir raison trop tôt... " (3).
Certes, on ne peut que se réjouir des bonnes choses. Même si elles ne sont qu'annoncées... Car une considération nouvelle pour le Traditionnel, même venant de ceux qui s'en gaussaient hier encore (en coulisse, bien sûr, prudents tout de même...), serait évidemment au final une évolution positive du triste environnement " Budo-Wushu " actuel. Prenons en l'augure... Reste que... : ces fédérations ominiprésentes auront-elles les structures nécessaires à ce virage à 180°, après avoir formé (et même formaté) des générations entières suivant les critères de l'affrontement en compétition et quelques pitoyables ersatz de ce que véhiculait réellement en profondeur l'enseignement traditionnel ? On ne reconstitue pas si facilement une trame aujourd'hui largement en charpie (la " culture Budo "...) après un programme de déculturation générale, dans tous les domaines d'ailleurs, parfaitement voulu et initié depuis des décades (et qui est de dimension planétaire). Je reste donc curieux de voir. Cela commence même à m'amuser maintenant... Car après tout, voilà peut-être cette " goutte d'eau " qui va me décider à me " desentêter " (ou me " desenchaîner "?) d'un pâle monde Budo actuel dans lequel je ne reconnais plus, dans les faits et les exemples donnés, les valeurs qui m'avaient tant séduit dans l'initiation de ma démarche il y a un demi siècle (!) et dans la fidélité desquelles je me suis tant battu... Et comme le " martial " utile au monde réel actuel s'enseigne et se pratique depuis un bon moment ailleurs (un ailleurs dans lequel j'inclus le Tengu-ryu !) que dans les milieux où cette approche reste si figée dans un classicisme chaque jour dramatiquement plus désuet, ce monde Budo là est en train de perdre ce qui lui restait encore de crédibilité. Donc de manquer son rendez-vous avec le futur. Je sais, tout dans le monde dans lequel nous vivons a changé en quelques décades. Et alors ? La seule réponse à imaginer maintenant serait-elle de " voler au secours de la victoire " (laquelle, d'ailleurs?)...? Ce sera alors, évidemment, sans moi. Les valeurs du Budo ne sont pas affaire de modes, au gré de quelques décideurs motivés par des objectifs commerciaux, humant fort opportunément le sens du vent changeant. Je continuerai donc à me tenir à l'écart de tant de dérives, de mensonges et d'impostures. Qui pouvait en douter?
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler également au passage, à ceux qui feignent de ne plus s'en souvenir ou qui racontent n'importe quoi à mon propos sur leurs blogs ou je ne sais quel autre forum ou espace de chat (il paraît...), dans une ignorance complète des faits qui m'ont fait prendre la position que je défends (toujours) aujourd'hui, que je suis entré en résistance il y a quelques 35 ans contre des comportements et des discours dont j'ai vu de suite la capacité d'érosion du concept Budo traditionnel..! Lorsque j'ai enfin compris (cela a pris 10 ans tout de même, passés au service de la Fédération Française de Karaté, comme zélé représentant pour les départements de l'est du pays) qu'il était impossible de faire bouger les lignes de l'intérieur et que j'ai dû me résigner à construire, seul, ma propre maison, où ont passé tant d'invités et où sont restés, tout de même, tant d'autres qui se reconnaissent dans mes choix et mes positions intransigeantes, et me le disent (ailleurs que sur des blogs anonymes). Qui s'y trouvent bien à pratiquer quelque chose d'authentique, qu'ils ont toujours cherché en vain ailleurs. 35 ans... Quel âge ont donc ceux qui se permettent aujourd'hui d'émettre des critiques sur ma bonne foi, ma passion pour le Karatédo et, au-delà, sur la validation de mon parcours ? Ils sont... " qui "...? Combien d'entre eux ont appris dans mes livres ? Et même leurs propres professeurs, aujourd'hui haut gradés (" officiels ", aux Dan dûment " homologués ") ? Que ceux là, et d'autres, qui ont pu leur mettre certaines idées dans la tête, qui seraient tentés de mordre la main qui les a (tout de même pas mal...) nourri à l'un ou l'autre moment de leurs parcours (et que cela peut gêner aujourd'hui, je peux l'admettre), comprennent bien que si l'on songe à attaquer ma maison, dans laquelle se sont réfugiés tant de déçus de ces structures officielles, dirigistes et écrasantes pour tout individu cherchant dans la pratique du Do une réalisation du " soi " plutôt qu'une affirmation égotique du " moi ", je ne laisserai pas faire... Parce que " Ne pas se battre, ne pas subir " est à la base de la " Voie Tengu " (Tengu-no-michi) que je propose et dans laquelle j'évoluerai aussi longtemps que me le permettra l'automne, et peut-être encore l'hiver, de ma vie. Et parce que " Le sabre est un trésor dans son fourreau ", certes, mais...

Je suis persuadé que l'esprit de cette Voie là, cette autre manière d'utiliser la technique à main nue (Kara-Te), imprégnée d'un comportement adapté à notre temps, sera tout à fait actuel dans quelques 20 ou 30 ans... Voilà que, avec l'aide inattendue de ceux qui vont souffler de plus en plus fort dans la nouvelle direction du vent, il lui faudra peut-être moins de temps pour le devenir ! Tant mieux. Encore que tout dépende de la manière dont ils seront " vraiment " capables de faire les choses sur le terrain: de la " coupe aux lèvres "... cela ne date pas d'aujourdhui ! Et puis, déjà, je ne me fait guère d'illusion sur la manière habile dont son orientation pionnière et si longtemps en marge de tout ce qui était visible sur la scène " Budo " sera récupérée par ceux qui continueront sans retenue à faire ce qui leur a toujours médiatiquement réussi. On peut faire confiance à leur art de la " com ", et aux spécialistes qui les entourent... Ils sont très bons ! Quant aux pratiquants, grande est leur capacité d'oubli. Pourquoi tout cela changerait-il?
Je voudrais vous dire aussi qu'avec la sortie en 2009 de mon dernier livre " Tir d'action ", illustrant le 3ème domaine de compétence du " système Tengu ", venant après " Tengu, ma voie martiale " en 2007 puis " Self défense pratique" en 2008, j'ai bien l'intention de conclure mon travail éditorial (près de 80 ouvrages en 41 ans) sur cette trilogie qui résume parfaitement le sens que je veux donner à la poursuite de mon engagement dans et pour l'art " martial ". Je pense maintenant avoir tout fait en ce sens, tout dénoncé, tout enseigné, tout écrit et décrit avec passion , tout mis à la portée de tous, dans tant de livres et aussi dans tant d'articles dans plusieurs revues... Qu'aurais-je pu faire de plus à mon niveau ? Comment dire encore autrement tout ce qui a déjà été écrit ? Comment aurais-je pu être plus efficace ? Cette nouvelle année devrait donc être pour moi, enfin, un peu plus en retrait, davantage encore consacrée à mon travail personnel et, bien entendu, à ceux qui me font confiance sans détour, dans les dojos du CRB-IT, et aussi ailleurs. Pour le reste, je laisserai, enfin, l'éléphant se débrouiller tout seul (et tant de gens faire semblant de le pousser sous tant de regards admiratifs des nouvelles générations de pratiquants)... Ce ne sera, définitivement, plus mon problème. Je voulais, en ce début d'année, et avant toute chose, que vous en soyez les premiers prévenus. En signe d'amitié et de respect pour vous qui me lisez depuis si longtemps et qui, d'une façon ou une autre, ont toujours trouvé la manière de me dire qu'ils ont apprécié le fond comme la forme de mon travail.

Mais au-delà de cette réflexion que m'inspirent certaines évolutions récentes perçues dans ce milieu " sportivo-martialo-ludique " qui sait si bien se mettre sous le feu des projecteurs, et que je désirais partager avec vous en toute sincérité, je veux surtout formuler ici pour vous tous, amis connus ou inconnus, membres ou non du " Centre de Recherche Budo - Institut Tengu ", mes meilleurs voeux de santé, d'épanouissement personnel et familial, pour une nouvelle année riche de tout ce que vous êtes en droit d'attendre de votre vie, dans le respect de ce et de ceux qui vous entourent.
Que, cette année encore, tout ce à quoi vous vous êtes consciencieusement, inlassablement et minutieusement préparé dans votre progression martiale, ne serve jamais à.... rien ! Dans l'esprit qui est celui que je tente de diffuser depuis des années, celui de ce " ne pas se battre, ne pas subir ", avec la réflexion quotidienne qu'exige la prise de conscience de ce qui est contenu dans la virgule... Pour que le Budo reste vraiment, avant toute autre considération, une Voie de l'éducation (Bu-iku), donc une Voie vers la paix, mais sans lâche soumission, et un objectif pour toute une vie (Do-raku)... Pas seulement dans la banalité de mots détournés de leur sens et de vagues intentions sur lesquelles il est facile d'obtenir un large consensus.
Alors, à très bientôt encore, je l'espère, sur cette Voie (Do, Tao, Michi) qui nous rassemble toujours avec tant de bonheur ! Ensemble, restons " droits " sur la route, inflexibles dans nos convictions et nos engagements quels que soient les dérapages, présents et sûrement encore à venir, de notre société ! Indifférents aux directions changeantes du vent et aux tentations relayées par des médias envahissants... Si vous en avez la volonté, vous en aurez la force.
Bonne Année 2010, cette " année du Tigre " pour nos amis chinois, et prenez bien soin de vous!
Je vous promets de faire de mon mieux pour être à nos prochains rendez-vous.

Roland Habersetzer

(1) Je le citais dans mon " Guide Marabout du Ju-jitsu et du Kiai " paru en... 1978 !
(2) Editorial paru dans ma défunte revue " Le Ronin ", en janvier 1985, qui est toujours à lire dans mon " Ecrits sur les Budo " paru chez Amphora en 1993 (voir la rubrique " Publications " de ce site).
(3) " Avoir raison trop tôt est socialement inacceptable ", est une assertion de mon ami Alain Baeriswyl qui m'a toujours parue si pertinente!

 

Merci à Bernard Brucker, du Tonerikojima Dojo d'Eschau,
pour cette compo : une belle incitation à toujours progresser !

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